Manifeste en faveur du mariage pour tous: un choix formel inadmissible

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Manifeste en faveur du mariage pour tous: un choix formel inadmissible

4 novembre 2019

La discussion sur le mariage des couples du même sexe fait rage dans le protestantisme suisse. La semaine dernière a vu la publication de deux prises de position antagonistes, l’une appelant au refus de toute bénédiction liturgique des couples homosexuels, l’autre invitant au contraire à ouvrir la célébration liturgique du mariage à ces mêmes couples. Protestinfo et réformés.ch s’en sont fait l’écho. Jusque-là, rien que de très normal dans des Églises protestantes pluralistes, au sein desquelles il est normal que s’articulent des positions divergentes.

A regarder de plus près ces positions, le lecteur est toutefois surpris par l’intransigeance des positions en présence. Dans un appel intitulé « N’avez-vous pas lu… ? », les adversaires de la reconnaissance ecclésiastique du mariage pour tous en appellent à la fidélité à Jésus-Christ et dénoncent dans la bénédiction des couples homosexuels une pratique qui invoquerait en vain le nom de Dieu puisque celui-ci n’aurait pas promis de bénir ces couples, mais exclusivement les couples hétérosexuels. Les partisans de la reconnaissance ecclésiastique du mariage homosexuel ont répliqué à cette prise de position avec un texte intitulé « L’amour est endurant »* (une mauvaise traduction de 1 Co 13,4, le grec « macrothumein » signifiant « avoir le souffle long », donc « être longanime, patient envers quelqu’un »). On en trouvera le texte en annexe de ce papier.

Les arguments théologiques des uns et des autres mériteraient qu’on les discute. J’y reviendrai dans un prochain papier. Pour aujourd’hui, j’aimerais m’attacher à un autre aspect, qui paraîtra peut-être secondaire à certains : la forme dans laquelle les partisans de la bénédiction des couples homosexuels ont cru bon de formuler leur position. Peut-être la chose ne saute-t-elle pas aux yeux du lecteur romand. Mais pour un lecteur de langue allemande, il ne peut y avoir le moindre doute : les auteurs ont coulé leur texte dans la forme de la « Déclaration théologique de Barmen » de 1934. Ce choix formel n’est pas seulement contestable. Il est inadmissible.

Rappelons brièvement le contexte et la visée de la Déclaration théologique de Barmen. Hitler est chancelier du Reich depuis le 30 janvier 1933. Le 24 mars de la même année, suite à l’incendie du Reichstag, le parlement allemand a adopté une loi conférant les pleins pouvoirs au chancelier. En juillet 1933, lors des élections ecclésiastiques, le « Mouvement des Chrétiens allemands » remporte une large victoire et prend le contrôle de presque toutes les Églises protestantes allemandes (à l’exception des Églises du Hanovre, de Bavière et du Wurtemberg). Les Chrétiens allemands souhaitent aligner le protestantisme allemand sur les positions du national-socialisme en interdisant entre autres le ministère pastoral aux chrétiens d’origine juive et en exigeant de ces derniers qu’ils forment une Église séparée. Suite à leur victoire, ils constituent une Église du Reich et mettent à sa tête, avec le titre d’évêque du Reich, l’aumônier militaire Ludwig Müller (1883-1945), membre du parti nazi depuis 1931.

C’est contre les Chrétiens allemands et leur théologie nazie que se crée en 1934 l’Église confessante, dont le premier synode, réuni à Barmen (aujourd’hui un quartier de Wuppertal) en mai 1934, adopte la Déclaration théologique rédigée pour l’essentiel par Karl Barth et Hans Asmussen. Cette Déclaration vise donc la théologie nazie des Chrétiens allemands et leur tentative d’aligner les Églises protestantes sur la politique du parti nazi, en particulier en ce qui concerne l’appartenance des chrétiens d’origine juive aux Églises protestantes allemandes. Dans une série de six thèses, la Déclaration théologique de Barmen dénonce la « fausse doctrine » des Chrétiens allemands (dont le nom n’est jamais prononcé) pour réaffirmer une conception christocentrique de la révélation. L’enjeu de cette Déclaration est donc de se démarquer théologiquement des Chrétiens allemands et de refuser à ces derniers toute légitimité ecclésiale. Comme l’avait relevé à juste titre Dietrich Bonhoeffer (mais aussi Rudolf Bultmann et Hans von Soden), avec la question de la place des chrétiens d’origine juive dans l’Église, c’est le statut même de l’Église qui est en jeu : une Église qui exclut de ses rangs les chrétiens d’origine juive ne peut plus prétendre être l’Église de Jésus-Christ. Après 1945, la Déclaration théologique de Barmen acquerra, tout au moins dans le protestantisme germanophone, le statut de confession de foi officieuse des Églises unies (issues de l’union des luthériens et des réformés au XIXe siècle). C’est à ce texte que fait référence aujourd’hui la promesse de consécration des pasteurs se réclamant de la tradition réformée dans ces Églises.

Ces quelques rappels historiques sont nécessaires pour comprendre ce qu’a de problématique, et même d’inacceptable, la forme choisie par les partisans de la reconnaissance ecclésiastique du mariage homosexuel. En coulant leur prise de position dans le moule de la Déclaration théologique de Barmen, ils créent un parallèle entre les positions des adversaires de cette reconnaissance et la théologie des Chrétiens allemands. Ils confèrent en outre à cette question le statut d’une question sur laquelle se décide l’appartenance à l’Église de Jésus-Christ et récusent du coup toute légitimité ecclésiale à leurs adversaires. On ne peut pas reprendre le modèle formel d’un texte qui a été reconnu comme le principal texte symbolique du protestantisme au XXe siècle sans assumer les conséquences de cette option : faire de la question de la reconnaissance ecclésiastique du mariage homosexuel une question qui définit l’appartenance à la communauté ecclésiale. Si les adversaires de cette reconnaissance contestaient que les personnes homosexuelles puissent accéder au ministère ou être membres à part entière de l’Église, il serait légitime d’en faire une question sur laquelle se décide l’appartenance à l’Église. Mais nul adversaire de la reconnaissance ecclésiastique du mariage homosexuel n’a remis en cause la pleine appartenance des personnes homosexuelles à l’Eglise.

La question de la bénédiction des couples homosexuels oblige certes les Églises protestantes à revenir sur un certain nombre de problèmes théologiques fondamentaux (autorité de l’Écriture ; sens des actes pastoraux ; théologie de la création ; éthique de la sexualité). Mais cette question ne saurait donner lieu à un nouveau « Kirchenkampf », un affrontement entre deux conceptions de l’Église fondamentalement inconciliables, dans laquelle il en va du statut même d’Église. Or reprendre le modèle de Barmen, c’est placer la question sur ce terrain. Il est urgent de revenir à plus de modérations et d’appeler à une « démobilisation des esprits » (Ernst Troeltsch).

 

Pour plus de détails sur le cadre historique dans lequel s’inscrit la « Déclaration théologique de Barmen », je me permets de renvoyer à mon article « Kirchenkampf » dans l’Encyclopédie du protestantisme (Pierre Gisel, éd.), Paris, PUF, 2006, ainsi qu’à l’article « Chrétiens allemands » (cosigné avec Bernard Reymond) dans le même volume.

 

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* «L’amour est endurant»

 Une réplique à la déclaration «N’avez-vous pas lu...?»

 

4 L'amour est endurant, miséricordieux, l'amour n'envie pas, l'amour n'est pas exalté, pas orgueilleux

5 il ne fait rien de malhonnête, il ne cherche point son intérêt, il ne s’irrite point, il ne soupçonne point le mal,

6 il ne se réjouit point de l’injustice, mais il se réjouit de la vérité ;

7 il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout.

8 L’amour n’est jamais mis à terre. Les prophéties seront abolies, les langues cesseront, la connaissance sera abolie.

9 Car nous connaissons partiellement et nous prophétisons partiellement.

 (1 Corinthiens 13,4-9)

 

1. En tant qu'êtres humains, nous sommes des créatures de Dieu avec des limitations et des possibilités. Ainsi, notre connaissance est toujours fragmentaire : elle est subjective, particulière, marquée par nos expériences biographiques et nos conditions de départ individuelles. Lorsque nous plaçons nos propres connaissances fragmentaires - de quelque nature qu’elles soient – au-dessus de celles de nos semblables, nous oublions non seulement nos propres limites, mais nous commettons aussi une atteinte à notre prochain en tant que créature de Dieu avec ses conditions de départ individuelles et son expérience personnelle.

 

Nous rejetons donc toute fausse doctrine qui oublie les limites de sa propre situation de créature et passe par-dessus la dignité d'autre créatures.

 

 2. Notre connaissance humaine est toujours provisoire ; elle est conçue pour être contredite et remise en question. Ainsi, pour l'apôtre Paul même, la prophétie, en tant que forme particulière de médiation de la connaissance divine, est telle qu’elle sera « abolie ».

 

 Nous rejetons donc toute fausse doctrine qui déclare une connaissance humaine subjective et partielle comme absolue ou qui s’attribue, de manière exclusive, une vérité (par exemple la fidélité à la Bible).

 

3. Mais ce qui demeure, c'est l'amour. Il est endurant. Il n’est jamais mis à terre. Par rien ni personne. Surtout pas par la connaissance humaine. A l'époque biblique déjà, il y avait des désaccords sur la façon de traiter les questions juridiques. Paul a expliqué à plusieurs reprises dans ses lettres sa façon de les traiter ; pour lui, toutes les lois sont accomplies dans le commandement de l'amour : « Aimez votre prochain comme vous-même. » (Galates 5:14). Pour l'Église en tant que corps du Christ et en tant que communauté de celles et ceux qui croient en JésusChrist, cela signifie qu'aucune connaissance humaine - pas même théologique – peut être placée audessus de l'amour.

 

Nous rejetons donc toute fausse doctrine qui place sa connaissance au-dessus de celle de l'amour de Dieu pour nous les êtres humains, telle qu’il se manifeste inconditionnellement en Jésus-Christ, en sa personne et dans son message d’Évangile.

 

Ces critères sont également à prendre en compte lorsqu'il s'agit de la question du mariage des couples de même sexe. Partant du principe de l'amour de Dieu, aucune connaissance humaine - pas même théologique ou exégétique – ne doit constituer une raison pour l’Eglise de refuser la bénédiction à deux être adultes et s’aimant. Quand des personnes s’adressent à nous en tant qu'Église au sujet de Dieu et de Sa bénédiction, nous ne pouvons pas les rejeter en tant qu’Église.

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