"La santé est la condition de la liberté." Vraiment?

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[pas de légende]

"La santé est la condition de la liberté." Vraiment?

24 mars 2020

Le lecteur du Temps a pu découvrir récemment cette phrase dans l’interview accordée à ce quotidien par la philosophie française Corinne Pelluchon. Elle pourrait servir de devise à la politique menée depuis quinze jours par la plupart des pays européens, Suisse y compris. Cela justifie qu’on lui accorde un peu d’attention.

 

Condition de la liberté, qu’est-ce à dire ?

Essayons d’abord de comprendre ce qu’elle veut dire. Car contrairement aux apparences, cette phrase est ambiguë. Elle peut signifier deux choses fort différentes.

On peut en effet comprendre le terme « condition » au sens de ce que les logiciens appellent une condition suffisante. La phrase signifierait alors qu’il suffit d’être en bonne santé pour être libre. C’est manifestement absurde, comme le montrent tous les prisonniers en bonne santé : on peut être en bonne santé sans jouir de sa liberté. La seconde interprétation possible comprend « condition » au sens d’une condition nécessaire : il est nécessaire d’être en bonne santé pour pouvoir être libre. C’est naturellement en ce sens que Madame Pelluchon voulait être comprise.

Cette interprétation n’est pas manifestement absurde. Mais est-elle défendable pour autant ? Plus j’y réfléchis, plus j’avoue en douter. 

D’abord parce que cette affirmation aurait pour conséquence de priver du pouvoir d’être libre les personnes en mauvaise santé. Il est certes incontestable qu’une mauvaise santé, passagère ou durable, limite parfois de façon drastique l’usage que l’individu est capable de faire de sa liberté. Mais cela implique-t-il que la personne malade perd le pouvoir d’être libre ? Je ne le crois pas. 

 

La liberté est le pouvoir d’être soi

La raison en est simple : la liberté ne se comprend pas d’abord comme la faculté d’accomplir tel ou tel genre d’action, de s’adonner à telle ou telle activité, ou d’adopter tel ou tel comportement ; elle ne se comprend pas non plus comme la faculté de former des opinions sans être soumis à des pressions extérieures ou des informations mensongères. La liberté doit être comprise dans un sens beaucoup plus fondamental : elle est le pouvoir de déterminer soi-même celle ou celui que l’on a à être, selon la formule du grand philosophe allemand Ernst Tugendhat. Nul n’a le droit de me dicter la vie que je dois mener, le sens que j’ai à lui donner. 

Celui que l’on a à être : cette formule rend attentif à deux aspects dont il faut essayer de réussir la synthèse : les données sur lesquelles l’individu n’a aucune influence (le contexte dans lequel je suis né, les traits de mon caractère, les influences familiales, mais aussi les données physiologiques comme la maladie ou un handicap) ; les souhaits et les plans de vie que chacun se forge, mais qui sont toujours fonction aussi de conditions sur lesquelles l’individu n’a guère de prise. Celui que l’on a à être, c’est la façon dont chacun assume les données sur lesquelles il n’a qu’une prise réduite pour les inscrire dans la conception de celui qu’il se destine à être. Être libre, c’est jouir de ce pouvoir fondamental d’autodétermination. La liberté est le pouvoir d’être soi.

 

 

La santé : un bien parmi d’autres

 

Du coup, la santé ne saurait être la condition de la liberté. Elle est seulement une condition nécessaire à l’exercice de certaines formes de liberté, un facteur qui augmente les possibilités dont jouit une personne libre. La santé n’est donc pas le bien suprême auquel tous les autres biens devraient être soumis. Un être libre peut parfaitement mettre en danger sa santé pour être fidèle à celui qu’il s’est déterminé à être. L’immense chef d’orchestre Mariss Jansons, décédé le 1er décembre dernier, a ainsi décidé en toute connaissance de cause de poursuivre son travail musical au risque d’exposer son cœur, qu’il savait malade depuis plus de vingt ans, à des efforts trop grands. Il en est mort. Mais aucun de ceux qui l’ont vu dirigé avec un engagement d’une intensité inouïe ne peut se l’imaginer renoncer à ce qui constituait plus que sa vie : la destinée qu’il avait choisie. 

La santé est un bien parmi d’autres. À ce titre, elle peut se trouver en conflit avec d’autres biens. C’est probablement un trait de notre époque qui accorde tant d’importance au bien-être et au soin que l’on doit prendre de soi et des autres (les appels à prendre soin de soi pullulent sur les réseaux sociaux) que de faire de la santé le bien suprême auxquels tous les autres devraient être soumis. Mais rien de peut justifier d’accorder une telle priorité à la santé. La santé est un bien important. Mais ce n’est ni le seul bien qu’il conviendrait de protéger, ni le plus important. Le rappeler me semble important en cette période où la menace d’une atteinte à notre santé nous fait accepter des limitations inédites de notre liberté.

 

Le rôle de l’État

Dans un État libéral (au sens politique du terme), il appartient à chacun de décider du poids et de l’importance qu’il entend accorder aux différents biens. Ce n’est pas le rôle de l’État. L’État a pour tâche de garantir les conditions qui permettent à chacun d’user de son pouvoir d’être libre. Il peut et doit empêcher que le comportement de certains ne mette inutilement en danger la santé des autres. Mais il ne saurait garantir à chacun qu’il le mettra à l’abri de tout danger susceptible de menacer sa santé. Il ne saurait davantage obliger qui ne ce soit à ménager sa santé (dans ce cas, on aurait dû interdire à Jansons de continuer à diriger) ou à prendre des mesures visant à le préserver d’une menace sanitaire : si une personne âgée veut sortir de chez elle malgré les risques qu’elle sait encourir, nul n’a le droit de le lui interdire tant qu’elle ne met pas autrui en danger contre son gré. En ces temps de pandémie, toute la difficulté consiste à trouver un équilibre entre ces requêtes contradictoires. Jusqu’à présent, le Conseil fédéral ne s’en tire pas trop mal. On ne peut en tous cas qu’applaudir à son refus de décider le confinement de la population suisse comme l’y invitaient certains gouvernements cantonaux, dont le gouvernement vaudois. 

 

 

Pour qui souhaiterait écouter ou réécouter Mariss Jansons (il était venu jadis entre autres au Festival de Montreux), il existe toute une kyrielle de concerts sous sa direction en libre accès sur les sites de la Radio Bavaroise et de l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam. Voici quelques liens :

https://www.br-klassik.de/concert/ausstrahlung-1914256.html

https://www.br-klassik.de/concert/ausstrahlung-1633352.html

https://www.br-klassik.de/concert/ausstrahlung-1433606.html

https://www.concertgebouworkest.nl/en/mahler-symphony-no-2-resurrection

https://www.concertgebouworkest.nl/en/bruckner-symphony-no-7

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