L'immortalité comme malédiction

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[pas de légende]

L'immortalité comme malédiction

23 avril 2020

On rapporte que Frédéric II de Prusse, avant une bataille décisive, aurait apostrophé ses soldats d’un « Voulez-vous vivre éternellement ? ». L’histoire ne raconte pas quelle réponse il reçut, ni si son apostrophe joua un rôle dans la victoire qu’il remporta ce jour-là.

L’opéra a depuis longtemps répondu à cette question. Trois figures majeures nous rappellent que vivre éternellement est la pire des malédictions : le Hollandais du « Vaisseau fantôme », Kundry de « Parsifal », tous deux de Richard Wagner, et Emilia Marty dans « L’Affaire Makropoulos » de Leos Janacek. Pour ces trois protagonistes, la mort est une délivrance qu’ils désirent ardemment, et la vie sans fin à laquelle ils sont condamnés le pire des destins.

Entre ces trois figures, il y a toutefois une différence fondamentale. Tant le Hollandais que Kundry paient de cette existence sans fin le péché qu’ils ont commis dans le passé. La vie sans fin est une sorte de purgatoire dont seule une figure rédemptrice, animée d’un pur amour, pourra les délivrer. Il en va différemment d’Emilia Marty : elle est la victime d’un élixir d’éternelle jeunesse concocté à l’aube du xviie siècle par un médecin crétois pour satisfaire le désir de l’empereur Rodolphe II qui souhaitait voir sa vie prolongée de trois cents ans. Mais après moult vies sous des identités toujours différentes, celle qui était née Elina Makropoulos (dans toutes ses existences, ses initiales sont restées E.M., rappelant ainsi sa première identité) a compris l’inanité de ce vœu et renonce à prolonger une fois encore sa vie : la perspective d’une vie sans fin révèle la vanité de l’existence humaine et fait aspirer à mourir.

On s’en doute, ces trois figures d’opéra ont suscité de nombreuses réflexions. Pour le Hollandais et pour Kundry, l’immortalité est le salaire du péché, retournant ainsi en son contraire la formule paulinienne de Ro 6,23 : « Car le salaire du péché, c’est la mort ». Ils sont contraints à une errance sans fin, image d’une vie dépourvue de sens. La pointe antijuive de ce motif est bien connue : la vie dans un exil sans fin est la malédiction divine qui frappe les juifs coupables de la mort du Christ. Kundry est d’ailleurs punie pour s’être moquée du Christ sur le chemin de Golgotha. À l’époque moderne, cette malédiction devient le destin d’un être humain dont l’existence est privée d’un but qui transcende cette vie. Dans sa pureté inconditionnelle, l’amour (incarné par Senta et par Parisfal) est la seule forme de transcendance capable de mettre un terme à cette existence absurde.

La transformation contemporaine de ce motif de l’immortalité comme malédiction, c’est chez Janacek que nous le trouvons. Ici, l’immortalité n’est plus châtiment, mais objet de désir. Mais au lieu d’apporter une vie de joies et de plaisirs sans fin, l’immortalité s’avère nourrir un ennui toujours plus profond : la mort devient du coup le seul objet du désir. Grand amateur et connaisseur d’opéra, le philosophe anglais Bernard Williams a consacré en 1973 un essai resté célèbre à « L’ Affaire Makropoulos » (il n’est malheureusement pas traduit en français). Il y voit l’illustration de « l’ennui de l’immortalité ».

Formule provocatrice, naturellement, et Bernard Williams en était parfaitement conscient : dans la conception grecque, l’immortalité est le privilège des dieux, qualifiés pour cette raison de « bienheureux ». La condition de l’homme est la mortalité, qui lui refuse la vie bienheureuse des dieux. Qualifier l’immortalité d’ennui, c’est retourner cette conception en son contraire : la perspective de la mort ne nous prive pas de la béatitude des dieux, elle est au contraire la condition qui nous permet de donner sens à notre existence. La conscience de la mort nous contraint à donner sens au présent, à en faire quelque chose.

Vouloir y échapper, c’est perdre l’horizon qui clôt notre existence et nous oblige à nous demander ce que nous voulons en faire. Une vie qui se poursuivrait sans fin, quels que soient les succès et les plaisirs qu’elle pourrait apporter, perdrait la perspective qui seule lui confère sens. La mort apparaît alors comme une condition de notre pouvoir d’être soi, comme une condition de notre liberté. À la question de Frédéric II, ses soldats auraient donc dû donner d’enthousiasme une réponse négative : « Non, nous ne voulons pas vivre éternellement ! »

Mais le verdict de Janacek semble bien oublié aujourd’hui (malgré le succès de « L’Affaire Makropoulos » sur les scènes d’opéra). La recherche d’une éternelle jeunesse, ou d’une vie prolongée sans fin, semble ne pas avoir pris une ride. On ne craint plus la vanité d’une vie que son immortalité priverait de sens mais souhaite, autant que possible, profiter d’une longévité sans fin.

Avouons-le, le christianisme a sa part de responsabilité dans cette situation : les théologiens grecs des ive et ve siècles interprétèrent le salut en Christ comme une offre de participer à l’immortalité et de jouir de la vie bienheureuse jusqu’alors réservée aux dieux. Tous les débats sur la relation entre l’humanité et la divinité du Christ trouvent leur ressort dans cette attente : il fallait rendre compréhensible de quelle façon l’humanité était assumée en Christ par la divinité, garantissant ainsi aux croyants, dont la vie est en Christ, qu’ils participeraient à l’immortalité de la divinité. Tel est l’enjeu de la divinisation de l’homme.

C’est cet espoir d’une divinisation garantie d’immortalité qui a pris une forme séculière dans l’attente d’une vie aussi longue que possible, libre de douleurs et de souffrance. La félicité céleste comme participation à la Vie divine prend la forme de la recherche de longévité et de santé dans laquelle il n’est guère difficile de reconnaître une variante contemporaine de la Fontaine de jouvence (peinte ici par Lucas Cranach ; le tableau se trouve à la Gemäldegalerie de Berlin). Nous attendons de l’État qu’il en garantisse les conditions, quels qu’en soient les coûts. La crise du coronavirus a ici une fonction de révélateur. Confronter au risque d’être exposé à une maladie nouvelle, encore mal connue, mais mortelle dans de très rares cas (probablement entre 0,5 et 0,3%des cas), nous estimons souhaitables et légitimes toutes les mesures susceptibles de nous mettre à l’abri de ce danger. Que nous dussions, pour une durée indéterminée, accepter de mener une vie mutilée nous paraît un prix acceptable si cela permet d’assurer notre longévité. Ne pas mourir et être comme des dieux (cf. Ge 3,5), voilà ce que nous demandons à l’État de nous garantir. Et nous attendons avec une rigueur toute religieuse que tous appliquent le nouveau code moral de la distance sociale et du confinement : il en va de notre salut séculier ! Le coronavirus serait-il un lointain parent du serpent ?

Il y a pourtant dans le christianisme une toute autre tradition, qu’il serait peut-être bon de méditer ces jours-ci. On en trouve une expression musicale célèbre dans la Cantate de Bach « Ich habe genug », que l’on pourrait traduire un peu librement par la formule « Je suis comblé de jours » ou plus familièrement par « J’en ai assez »[1]. Il ne s’agit évidemment pas d’idées noires ou de pensées suicidaires, mais de la conscience que toute vie a une fin, au double sens où elle a un but et un terme. Une fois ce but atteint, on peut attendre paisiblement la mort comme Siméon dans la cantate de Bach (cf. Lc 2,29-32). Ce pouvoir d’être soi qu’est la liberté se réalise aussi dans la capacité à savoir quand on peut faire un pas en retrait et accepter la fin qui s’approche non comme une menace, mais comme un achèvement paisible. Apprendre à mourir était traditionnellement l’une des tâches essentielles de la pratique religieuse. On l’a trop oublié aujourd’hui.

Avec le psalmiste, il est alors possible de dire : « Seigneur, fais-moi connaître ma fin et quelle est la mesure de mes jours, que je sache combien je suis éphémère ! » Car on ne craint plus de confesser : « Voici, tu as donné à mes jours la largeur d’une main, et ma durée n’est presque rien devant toi. » (Ps. 39,5-6). De ce texte, Brahms a donné une version musicale inoubliable dans son « Requiem allemand » : « Herr, lehre doch mich, dass ein Ende mit mir haben muss, und mein Leben ein Ziel hat, und ich davon muss. »[2] La traduction de Luther qu’utilise Brahms est théologiquement beaucoup plus forte que celle de la TOB, que j’ai citée d’abord, car elle reprend le couple « terme/but » : « Seigneur, apprends-moi qu’il faut que j’aie un terme (Ende) et que ma vie a un but (Ziel) ». Les deux font paire : seule une vie finie a un but. Une vie sans fin se perd dans le néant comme un fleuve dans le désert. La longévité n’est pas une promesse de salut ; c’est la recherche du toujours plus qui fait perdre de vue la question du sens de la vie. Mais cette question ne se pose que pour celui qui admet que sa vie a une fin, et qui peut s’en réjouir : « Je me réjouis de ma mort » chante le baryton dans l’air conclusif de la cantate « Ich habe genug »[3].

 

NB: "L'Affaire Makropoulos" sera au programme du Grand Théâtre de Genève la saison prochaine, du 26 octobre au 6 novembre 2020, avec la remarquable soprano suisse Rachel Harnisch dans le rôle d'Emilia Marty et le chef tchèque non moins remarquable Tomas Netopil à la maquette. 

https://www.gtg.ch/saison-20-21/l'affaire-makropoulos/

 

"Parsifal" sera également donné au Grand Théâtre la saison prochaine, du 30 mars au 11 avril, avec la fabuleuse Tanja Ariane Baumgartner dans le rôle de Kundry, l'OSR sera dirigé par son directeur musical, Jonathan Nott.

https://www.gtg.ch/saison-20-21/parsifal/

 

Deux soirées à ne pas manquer!

 

 

[1] On trouve sur Youtube moult enregistrements de cette cantate. Parmi les enregistrements anciens, je recommande celui avec Hans Hotter (https://www.youtube.com/watch?v=If6yxEOmwmc); parmi les enregistrements récents, j’avoue une faiblesse particulière pour celui de Michael Volle ; le plus grand Wotan contemporain plie son immense voix aux subtilités de la rhétorique musicale de Bach ; en fils de pasteur, il sait et comprend ce qu’il chante, et cela s’entend ! (https://www.youtube.com/watch?v=5cuOA4Z8i1A).

[2] https://www.youtube.com/watch?v=4qc2JYLXwWc

[3] https://www.youtube.com/watch?v=-D3HCi0_Q9k

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