Une petite bourse rouge

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[pas de légende]

Une petite bourse rouge

Alix N. Burnand
23 novembre 2022
Conte
Réformés vous propose un conte de Noël, pour petits et grands, qui peut se lire ou se raconter seul ou à plusieurs. Rédigé par Alix N. Burnand, extrait de son ouvrage L’Hiver, contes de Noël (Ed. Alix raconte, 2021).

Il était une fois un homme pauvre, si pauvre qu’il ne dînait plus que d’odeurs.

Il s’était réfugié dans une hutte misérable au fond des bois pour passer l’hiver.

Il avait neigé toute la journée, une neige fine qui pénétrait jusque dans la hutte. La nuit tombait. C’était le soir de Noël.

Il essayait de tromper sa faim en buvant une soupe de racines amères, quand il entendit soudain un martèlement sourd dans la neige.

Inquiet, il sortit de sa cahute. A l’orée de la forêt, un cortège de seigneurs et de dames, montés sur des chevaux richement harnachés, cheminaient de concert, certains poussant leur monture dans des galops panachés de neige, d’autres devisant ensemble aimablement. Emmitouflés dans de chaudes pelisses, ils ne semblaient pas sentir le froid qui embuait leur souffle.

Au centre de la troupe, un cavalier solitaire chevauchait en silence.

Le pauvre homme les regardait, bouche bée. Qui étaient ces riches voyageurs ? Il n’y avait pas, qu’il le sache, de chemin ni de sentier qui traversait ce coin de forêt.

Soudain, il se mit à courir. C’était la nuit de Noël! Ces seigneurs lui feraient sans doute l’aumône…

Il coupa à travers les bois, en trébuchant dans la neige, et déboula devant le cheval de tête qui fit un écart au dernier moment. Il se courba dans la neige, tomba à genoux devant les nobles voyageurs. Levant sa tête vers le ciel, il les supplia d’avoir pitié de lui.

Les cavaliers le regardaient avec curiosité. Soudain, ils s’écartèrent pour faire place au chevalier silencieux. Celui-ci poussa son cheval vers le pauvre à moitié couché dans la neige et lui ordonna de se relever. Sa voix était ferme et grave.

– Que désires-tu ? Cette nuit est particulière entre toutes. Le voeu que tu formuleras sera exaucé.

Le pauvre homme se mit à réfléchir. Son estomac était vide, mais sa tête était claire et sa pensée filait à toute allure: si cet homme disait la vérité, il fallait se montrer malin. Un bon repas? Une maison ou un bain chaud…? Demain, il n’en resterait rien!

– Je veux une bourse qui jamais ne désemplisse!

Le cavalier le regarda longuement sans mot dire. L’homme répéta:

– Une bourse qui jamais ne désemplisse, c’est là mon voeu.

– Et penses-tu qu’il te comblera?

– A vous de me le dire, beau chevalier, qui chevauchez au chaud, en bonne compagnie, et ne connaissez pas la faim du ventre.

– Que sais-tu de la faim?

– Je sais qu’elle me tient en éveil et que je ne connais point de repos.

Le cavalier sourit tristement, puis il dit:

– Rentre chez toi, la bourse t’attend. Dans un an, je reviendrai. Et tu me parleras de la faim.

Il leva le bras et toute la compagnie s’en alla dans un tourbillon de neige.

Le mendiant resta seul, sur la neige piétinée, étourdi.

Quand il arriva dans sa cabane, il faisait nuit. Le maigre feu s’était éteint. Il jeta des brindilles sèches sur la braise, et à la lueur des flammes il vit une bourse de cuir rouge, posée sur le sol. Quand il l’ouvrit, une pluie de pièces d’or en jaillit.

Il était riche! Comme il avait été sage de réfléchir avant de répondre!

Prudent, il vida l’entier de la bourse sur le sol, tira les cordons… Sous ses yeux, elle gonfla, se boursoufla et, l’instant d’après, elle était pleine à nouveau.

Au petit matin, la cabane regorgeait de pièces d’or, en piles, en tas, en vrac.

Il en remplit deux seaux qu’il alla cacher dans la terre, au pied d’un grand chêne. Puis il quitta la forêt, le manteau serré autour de la bourse.

Prudemment, il se rendit dans une ville étrangère, raconta qu’il avait été attaqué par des bandits, s’acheta chevaux, costumes, château, engagea domestiques et servantes, et mena grand train.

Non sans oublier qu’il avait été pauvre: il faisait pleuvoir son or sur les pauvres et les mendiants, à tel point qu’on finit par savoir, loin à la ronde, qu’un homme aussi riche que fou semblait posséder un trésor immense.

Une troupe de bandits attaqua bientôt son château. Ils ne lui laissèrent que la vie… et la bourse rouge qu’il gardait cachée dans la paille d’un prie-Dieu.

Dépouillé de tout, apparemment, il s’en alla de l’autre côté de la mer. Grâce à sa bourse, il réunit de quoi recommencer une autre vie. Mais, cette fois, il vécut reclus et solitaire, à l’abri de hauts murs et sous la garde de soldats armés de pied en cap. Parfois, il pensait avec nostalgie au temps de ses errances dans les bois.

L’année passa. Un soir d’hiver, c’était Noël, il était seul devant la haute cheminée de la grande salle lorsque son valet annonça qu’une troupe de baladins demandait logement et pitance contre ses chants et ses danses.

Les hommes de la troupe étant trop vieux ou trop jeunes pour être dangereux, il les fit installer dans les communs. Demain, ils viendraient faire leurs tours devant lui.

Pendant la nuit, il fit un rêve. Il chevauchait seul dans une forêt battue de neige. Entre les sifflements du vent se faufilait un chant grêle et ténu. Son cheval se cabra soudain: là, debout dans la neige, un enfant presque nu chantait une mélodie d’une infinie tristesse.

Il se réveilla en sursaut. Dehors, du fond de la nuit, le même chant grêle et ténu montait vers lui… Il ouvrit la fenêtre et se pencha au-dehors. Devant les écuries, au pied de la tour, les baladins avaient allumé un grand feu et écoutaient, silencieux, un enfant qui chantait au milieu d’eux.

Il lui vint alors au coeur une douleur terrible, comme si un cristal venait de se fendre au plus profond de lui. Il se mit à hoqueter. Il porta la main à son coeur. Un mal terrible le saisissait, l’empoignait tout entier et ne le quittait plus. Il pleurait maintenant à grands hoquets, secoué de chagrin.

Puis la voix se tut. La douleur disparut au même instant.

Le lendemain soir, la petite troupe se présenta devant le maître des lieux.

Pour lui, ils firent quelques tours : une jeune femme dansa sur une corde tendue, un vieillard conta quelques merveilles. Lui ne bougeait pas, figé dans sa haute chaise, presque terrifié. Un petit chien blanc fit tournoyer une balle d’étoffe sur son nez, puis un garçon le fit disparaître dans un chapeau.

Voilà. C’était tout.

Ils remercièrent le maître des lieux. Ils s’en iraient à l’aube.

– Et l’enfant? demanda-t-il. L’enfant qui a chanté cette nuit? Ne chanterait-il pas pour moi?

Le vieillard fit une petite révérence: ils ne connaissaient pas cet enfant. Il n’était pas de la troupe. Il avait surgi, au beau milieu de la nuit, il avait chanté, puis s’en était allé.

Le soir même, le maître fit seller son cheval et le jeta au galop dans la forêt proche. Toute la nuit, il chercha l’enfant, guettant le chant entre deux gémissements de vent.

La nuit suivante, il alla plus loin, revint plus tard, repartit, ne revint plus, quittant son château pour toujours. Il traversa des plaines, des pays, des saisons. Il vit des enfants par centaines, il entrait dans les villages, prenait demeure dans les villes, hantait les cours de ferme…

Il ne manquait de rien, la petite bourse rouge pourvoyait à tout.

Un jour d’été, alors qu’il faisait boire son cheval à une fontaine, il vit venir un petit qui menait boire sa chèvre.

Il le reconnut au frémissement qui le saisit tout entier.

Il glissa de la selle et s’approcha de l’enfant.

– Chanterais-tu pour moi, petit? demanda-t-il.

L’enfant éclata d’un rire frais.

– Que me donneras-tu?

– J’ai tout l’or que tu peux souhaiter.

– C’est ta bourse que je veux, ta petite bourse rouge, sourit l’enfant.

Il porta la main à sa selle, détacha la bourse qu’il y avait cachée et la remit à l’enfant. Puis il s’assit sur l’herbe, appuya son dos à la pierre de la fontaine. Il leva la tête vers le ciel tout proche.

Il ferma les yeux.

L’enfant chanta.

Quand il les ouvrit, longtemps plus tard, l’enfant avait disparu.

A sa place se tenait un chevalier. Il le reconnut immédiatement: c’était l’homme des voeux.

– Parle-moi de ta faim, lui demanda le chevalier. La connais-tu maintenant?

– Elle me tient éveillé. Elle habite mon chagrin.

Le chevalier sourit. Il lui tendit la main:

– Debout. Suis-moi.

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