De l’athlète au prophète, les religions de Pierre de Coubertin

© Robert McNamara / Library of Congress
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© Robert McNamara / Library of Congress

De l’athlète au prophète, les religions de Pierre de Coubertin

14 février 2018
Entretien
Alors que la flamme olympique brille depuis quelques jours à Pyeongchang, l’historien Patrick Clastres pose un regard d’expert sur les «religions» de Pierre de Coubertin, le fondateur de l’olympisme.

Historien et professeur à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne, Patrick Clastres finalise la rédaction d’une importante biographie de Pierre de Coubertin. Ce baron français né en 1863 à Paris et décédé en 1937 à Genève a redonné vie aux Jeux olympiques à l’ère moderne. Dans le cadre d’un cycle de conférences publiques sur le sport et la religion, Patrick Clastres présentera les «religions» de Pierre de Coubertin, le 15 mars à l’Université de Lausanne.

Quel était le projet de Pierre de Coubertin?

À partir des années 1880, Pierre de Coubertin découvre en Angleterre l’éducation sportive organisée dans les écoles privées des élites que sont les public schools. Des directeurs de collèges protestants, les «muscular christians», sont chargés d’éduquer par la pratique du sport les jeunes garçons afin de les viriliser et de canaliser leurs pulsions. Coubertin est fasciné par cette éducation anglaise qu’il veut inoculer à la France. Mais comme il rencontre des oppositions, il va proposer les Jeux olympiques.

Quel est son concept des Jeux?

Il a voulu créer des expositions universelles athlétiques, où des jeunes gens issus des élites concourent pour obtenir des médailles dans les différents sports occidentaux. Sa matrice est le pacifisme libéral. Pour lui, le meilleur moyen d’être un pacifiste, c’est d’affronter et de rencontrer d’autres jeunes sur les terrains de sport. S’il développe le patriotisme du muscle, c’est à des fins éducatives, pour former de grands patriotes capables de prouesses coloniale, industrielle, commerciale. Les athlètes vont s’affronter de manière très courtoise et chevaleresque sur le stade. Coubertin diffuse son idée de Jeux olympiques comme un concept de paix par le sport.

La religion de l’athlète consiste à éduquer les jeunes gens spirituellement par le sport, à forger leur caractère et leur esprit, dans une sorte de religion laïque
Patrick Clastres, historien

Son concept est-il inspiré par sa spiritualité?

Pierre de Coubertin a reçu une éducation catholique dans sa famille et chez les pères Jésuites. Puis, il va glisser vers le catholicisme américain qu’il découvre lors de voyages aux États-Unis, avant de se marier avec une protestante alsacienne à l’âge de 32 ans. C’est un jeune homme très ambitieux et sa carrière était en quelque sorte bloquée, car il était issu d’une famille papiste et monarchiste dans une France devenue républicaine et laïque. Sa manière à lui de faire carrière, c’est de développer un patronage sportif. C’est un espace social nouveau qui n’est ni la sphère domestique ni la sphère publique. Dans les années 1920, il en vient à parler de «religlio athletae». La religion de l’athlète consiste à éduquer les jeunes gens spirituellement par le sport, à forger leur caractère et leur esprit, dans une sorte de religion laïque. Et il ira encore plus loin lorsqu’il décide que son cœur soit, à sa mort, inhumé à Olympie, alors que le reste de son corps sera enterré au cimetière du Bois-de-Vaux à Lausanne.

En quoi consiste cette religion de l’athlète?

Coubertin est horrifié par certains aspects liés à l’évolution des Jeux olympiques tels que l’intrusion des nationalismes dans le stade dès 1908 à Londres, la quête de la gloire facile, la pression mise sur les jeunes gens par leurs entraîneurs, et toute l’exploitation commerciale. Il s’agit de créer une sorte d’absolu, un esprit du sport, comme rempart contre tout ce qui pourrait menacer l’athlète. C’est un système, détaché de toute religion préexistante, qui doit permettre de relier les sportifs par le souffle du fair-play, du respect chevaleresque. Coubertin est davantage inspiré par le Moyen-Âge chrétien et féodal que par l’antiquité grecque. Mais il n’y a pas chez lui la volonté de fonder une Église, comme dans le cas du philosophe Auguste Comte.

Peut-on considérer l’olympisme comme une forme de religion?

En fondant la religion de l’athlète, puis en demandant à ce que son cœur soit entreposé dans une stèle à Olympie, Coubertin crée effectivement une nouvelle religiosité, où l’athlète occupe une place essentielle pour servir la paix sociale et internationale. Coubertin a une sainte horreur des foules et craint les accès révolutionnaires. Assurément, il franchit une étape supplémentaire avec la «translatio cordis», le transfert de son cœur, et à travers ce geste il devient une sorte de prophète du sport olympique. Peut-être faut-il voir dans le Comité international olympique (CIO), qu’il crée en 1894, une nouvelle Église? Si on file la métaphore, il jouerait alors le rôle du prophète qui crie dans le désert, les membres du CIO les grands prêtres, et les sportifs qui adhèrent à son idéal olympique les observants du culte. Et cela même si Coubertin ne l’a pas théorisé aussi explicitement.

Le sport comme une métaphore de la vie

Un cycle de conférences publiques propose d’interroger les liens entre sport et religion à partir du 15 février à l’Université de Lausanne. À l’origine de ce projet, le professeur de théologie pratique et marathonien Olivier Bauer.
 

«Mon expérience de sportif, de pasteur et de chercheur m’a amené à développer deux grands modèles de relation entre sport et religion», explique Olivier Bauer qui donnera une conférence sur cette thématique, jeudi 15 février à l’Université de Lausanne. «Le modèle inclusiviste intègre le sport dans la religion ou l’inverse. Par exemple, les aumôneries sportives qui accompagnent les joueurs dans leur vie spirituelle. On le retrouve également dans l’inclusion du sport dans la religion, notamment dans les camps de catéchisme auxquels sont ajoutées des activités sportives».

Le professeur de théologie pratique décrit un autre grand courant, celui du syncrétisme où sport et religion sont confondus. «Il arrive qu’on fasse du sport sa religion», précise le spécialiste qui a longuement étudié le Canadien, le club de hockey de Montréal. «Par exemple, il existe une Église de Maradona en Argentine, où ce footballeur est vénéré comme un Dieu».

Faire du sport sa religion

Mais peut-on réellement considérer le sport comme une religion? «J’ai été frappé de constater à Montréal que de nombreux étudiants organisaient leur vie autour des matchs du Canadien», souligne Olivier Bauer qui définit dans ce cas-là la religion comme un foyer intégrateur d’une existence liée à une sorte d’absolu. «Mais si on estime qu’il y a une force derrière les victoires, le sport devient une religion au sens strict, où on va chercher un moyen de s’attirer ses bonnes grâces». D’ailleurs dans la presse, de nombreuses métaphores religieuses sont utilisées pour illustrer les performances des sportifs: ce joueur «est ressuscité», il est «divin» ou encore il «touche à l’éternité».

«Le sport met en exergue des situations de l’existence sur un temps très court: la compétition, la performance, la grâce, la déception. On retrouve également des valeurs spirituelles dans la pratique sportive comme la discipline, la régularité, la communion avec les autres joueurs et supporteurs ou encore la transmission. Et on vit parfois des moments de grâce où tout semble possible. Ce sont des expériences où l’on échappe à la pesanteur de la vie réelle comme si l’on vivait déjà le règne de Dieu», sourit le marathonien.