«Quand on fait de la culture dans le monde occidental, il faut avoir lu la Bible»

Didier Nkebereza / Xavier Voirol
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Didier Nkebereza
Xavier Voirol

«Quand on fait de la culture dans le monde occidental, il faut avoir lu la Bible»

2 octobre 2018
Le metteur en scène genevois Didier Nkebereza, 44 ans, a été nommé à la tête de l’Espace culturel des Terreaux, à Lausanne. Il succède à Jean Chollet qui prendra sa retraite en juillet 2019. Interview.

N’est-ce pas un peu suicidaire pour votre carrière de rejoindre une structure qui dépend de l’Église?

En tant qu’artiste, si l’on n’est pas un peu suicidaire, on n’est pas artiste. Si l’on recherche la sécurité, en Suisse, on va travailler dans une banque. J’ai fait un autre choix dans ma vie. J’ai fait un choix de passion. Racine a toujours guidé ma vie. Je pense donc être en phase avec mes idées.

Qu’est-ce qui vous a motivé à postuler comme directeur de l’Espace culturel des Terreaux (ECT)?

C’est un lieu unique en Suisse romande. D’un point de vue architectural, l’ECT est un magnifique théâtre au cœur de Lausanne, dans une ancienne église avec une voûte sublime. Cet espace lie culture et spiritualité avec une richesse qui ne se retrouve qu’à cet endroit. Je pense qu’il correspond à un grand besoin actuel dans son rapport assez organique aux livres. Aujourd’hui, une partie du théâtre, notamment contemporain, se désintéresse du texte au profit d’expérimentations scéniques. Ce n’est pas mon cas et je pense que l’ECT est idéal pour continuer à offrir un théâtre classique qui émane souvent des grands écrits sacrés.

Mais comment la religion est-elle perçue dans le monde du théâtre?

La religion y est souvent mal vue, à raison. Elle ne s’est pas retenue de condamner certaines pièces. À l’inverse, les grands auteurs de théâtre sont très religieux. Cet art est intrinsèquement lié à la religion, ne serait-ce que parce que l’un et l’autre essaient de comprendre l’être humain. Je ne comprends pas comment on peut imaginer monter les œuvres du 99% des auteurs sans avoir eu au moins une certaine instruction religieuse. Quand on fait de la culture dans le monde occidental, il faut avoir lu la Bible.

Vous tenez à mentionner que vous êtes homosexuel et métis, pourquoi?

Je pense qu’on est encore dans une époque où c’est important de faire acte de transparence. Je le fais aussi pour que ce soit une information donnée. Actuellement, une grande réflexion menée en France montre que très peu de directions de théâtre sont aux mains des minorités ethniques. On accepte de plus en plus les Africains, mais dans le sexe, la chanson, la danse, certains sports, par contre la culture reste une chasse gardée blanche.

Je suis très reconnaissant envers l’Église réformée et l’ECT d’avoir ouvert une brèche. En tant que représentant de minorités, je dois montrer que c’est possible. C’est d’abord un combat de vie. Cela me fait sourire, mais ça pourrait aussi me faire pleurer, que ce soit une Église qui fasse cet acte d’ouverture plutôt que la fonction publique.

Pour l’ECT, vous avez développé un projet «culture et spiritualité», qu’est-ce que c’est?

Dans l’esprit de ce qu’a voulu l’Église réformée et Jean Chollet, il s’agit de relier deux pôles qui semblent un peu distants alors qu’historiquement ils sont complètement unis. Le besoin de spiritualité et de culture est, à mon avis, complémentaire. Je pense qu’il est bon d’offrir des œuvres qui ne renient pas leurs liens avec la religion, mais dans un cadre laïc, car elles sont destinées à tous les publics. Il n’y aura pas de tabou, tous les sujets vont être évoqués. Par contre, en parallèle, des médiations seront guidées par des personnes qui d’une manière ou d’une autre sont liées au monde de la spiritualité. J’aimerais également être une passerelle avec le reste de l’offre culturelle lausannoise. 

Est-ce que vous pouvez déjà nous parler d’une pièce ou d’un spectacle que vous allez programmer pour la saison 2019-2020? 

Toute ma vie d’artiste, de metteur en scène, tend vers Racine. J’ai eu le bonheur de monter Bérénice au Théâtre de l’Orangerie, à Genève. Cet auteur que j’ai découvert, alors que j’étais adolescent et entravé dans mes amours, me parle énormément. Je pense que Racine, un homme éminemment pieux, aura naturellement sa place à l’ECT.

Vous êtes également un grand admirateur de Jacques Chessex, devenir directeur d’un théâtre vaudois, est-ce une façon de vous rapprocher de lui?

Une grande partie de ma famille est vaudoise. Enfant, une de mes grand-tantes, qui est aujourd’hui centenaire, habitait une maison près de chez Jacques Chessex. Elle me disait en regardant par la fenêtre: «Derrière cette colline habite Jacques Chessex.» Cet homme a changé ma vie. J’ai adapté un de ses textes «La confession du pasteur Burg». Pendant trois ans, il a suivi les tournées. Il est décédé en 2009 devant mes yeux dans les bras du comédien qui interprétait le pasteur Burg, juste avant une représentation. Plutôt qu’une façon de me rapprocher, je dirais que c’est grâce à lui que je suis là aujourd’hui.

Didier Nkebereza, en bref

Né le 7 janvier 1974, en Italie, d’une mère suisse allemande et d’un père burundais, Didier Nkebereza a grandi à Genève. Diplômé en mise en scène de la prestigieuse Haute école de théâtre «Ernst Busch» à Berlin, il a signé une quinzaine de pièces, tant classiques que contemporaines. Didier Nkebereza est également titulaire d’un diplôme HEC de l’Université de Genève et a administré plusieurs théâtres. Sa candidature pour la direction de l’ECT a été retenue parmi 90 autres dossiers. Il entrera en fonction en décembre 2018, collaborant pendant six mois avec Jean Chollet. 

L’Espace culturel de Terreaux

Fondé en 2004, l’Espace culturel des Terreaux répond à la volonté d’animer des temples et des Églises qui ne sont plus utilisés comme lieu de culte. Largement subventionné par l’Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV), cet espace, situé au cœur de Lausanne, accueille près de 12'000 spectateurs par année. L’offre de l’ECT est variée: des spectacles, mais aussi des expositions, des conférences et des débats sur des questions de société portées par des réflexions éthiques et spirituelles. Présent dès sa création, le pasteur et metteur en scène Jean Chollet a mis sur pied 15 saisons. Il prendra sa retraite de l’EERV au 1er juillet 2019 et poursuivra d’autres activités artistiques.