La fête de quelle famille ?

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La fête de quelle famille ?

Pierre Gisel
28 novembre 2019
Invité de la rédaction
Comment le système de pensée chrétien conçoit-il la famille ? Le théologien Pierre Gisel s’est penché sur la question.

Il y a à Rome un «Institut pontifical Jean-Paul II pour l’étude du mariage et de la famille». J’ai été invité à y donner un exposé ce printemps, autour de la «famille comme sacrement», et mon propos y a été fraîchement reçu, ce qui est plutôt inhabituel, les catholiques m’appréciant le plus souvent. La rédaction de Réformés m’a demandé de rebondir sur la divergence touchée du doigt, et de la mettre en perspective. A l’occasion de Noël, fête de famille s’il en est.

Famille sainte ou idéalisée

Dans l’inconscient catholique, voire parfois dans la pastorale, Noël pointe en direction de «la Sainte famille». Famille un peu étrange: un seul enfant, un père en retrait, une mère qu’on dit immaculée. S’y cristallise en même temps un idéal, décalé comme tout idéal.

On surinvestit la famille qui, comme les autres données du monde, est affaire humaine

En protestantisme aussi, la famille a été l’objet de surinvestissements idéaux. Et Noël est un moment où la famille se rassemble – quitte à ce qu’on en profite pour sortir ses quatre vérités! –, un moment qui semble rester, même hors références religieuses. Noël survit, ou se retrouve fête séculière.

Mais sur le fond, que faut-il attendre de la famille? C’est d’abord une réalité sociale qui régule la sexualité humaine et lui donne forme. La famille cristallise alors une manière parmi d’autres d’assurer cette fonction. Elle présente en outre elle-même une pluralité de formes.

Un programme de salut?

La famille relève d’une responsabilité humaine, de gestion du monde et de qui nous sommes. Elle n’a pas à être insérée dans un projet salvifique (NDLR: qui vise le salut de l’âme). La question du salut, ou des fins dernières, est autre, transversale aux manières de répondre des réalités du monde, sans les intégrer. C’est qu’elles sont occasion de bénédiction possible, ou de détournement et d’échec. Pas plus. Or le Concile Vatican II et certains textes de la papauté disent plus. Et c’est ce qui se tenait derrière la divergence sur laquelle je suis tombé à Rome. La Constitution conciliaire sur l’Eglise (pt 48) évoque en effet une consécration des époux, sur le fond d’une vocation, «sacerdotale», de transfert de l’humain dans la «propriété de Dieu», y insérant alors la famille «en vue d’une mission spécifique dans le Corps du Christ». Dans le Catéchisme de 1992, on lit que le sacrement du mariage «introduit dans un ordo ecclésial» (pt 1631). Et la famille sera dite rien de moins qu’«Église domestique» ou «petite Église». Les mises en place que donnent à voir ces textes sont contestables. Au total, on s’approprie indûment des réalités du monde, humaines et sociales, en l’idéalisant en outre. On y mêle trop ce qui relève de la création et ce qui relève du salut, et ces deux dimensions en sont affectées.

Confisquer, en idéalisant

De fait, on surinvestit la famille qui, comme les autres données du monde, est affaire humaine. Et on s’approprie et confisque ce qui, en termes de salut, opère selon l’axe d’une transcendance. Une transcendance qui échappe, qui est en excès tout en concernant chacun. Qui ne peut que se donner au travers de gestes à inscrire au coeur des contingences différenciées du monde, permettant que se nouent des existences, humaines et toutes singulières. Et cela suppose l’indépassable différence de Dieu et du monde. Que Noël ne supprime pas.

Réaction protestante? Peut-être. Mais pas seulement. Parce que même dûment autorisée, la veine catholique évoquée ne résume pas tout le catholicisme. Et parce que le protestantisme est, au gré d’autres dispositions, la proie d’une même pente idéaliste. Avec ses risques, au fond pervers.