Le numérique peut-il être éthique?

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Le numérique peut-il être éthique?

Ambivalence
En 20 ans, les écrans ont envahi toutes les sphères de notre vie. Une révolution profonde, dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences. Si internet et ses outils commencent à être régulés, des voix s’élèvent pour questionner les valeurs qui soustendent aujourd’hui cet espace. Une autre culture digitale est-elle possible?

Qu’entend-on par «numérique» ou «digital»? 

Il s’agit de l’ensemble des équipements électriques et électroniques tels que les ordinateurs, les laptops, les smartphones, les téléviseurs, les montres connectées, etc (1). Par extension, le terme désigne aussi les contenus et les outils disponibles sur ces équipements. 

A l’origine, il y avait… un espace «proche de l’idéal du Nouveau Testament»! Pour Albrecht Knoch, pasteur et membre du réseau chrétien CALL (Church Action on Labour and Life – Action des Églises sur le travail et la vie), émanant de la Conférence des Églises européennes, les débuts du web étaient marqués par une culture de «la libre participation et de l’égalité», proche «de la communauté chrétienne, selon l’idéal biblique», et cela représentait une chance pour nos démocraties et nos sociétés. Aujourd’hui, le web et ses outils seraient tout au plus «un business», affirme cet expert du numérique. Cette image d’Epinal demande évidemment de la nuance. Dès le départ, le web a aussi été un terrain de jeu pour les hackers. Et il faut bien reconnaître que l’idéal initial est toujours vivant, en témoignent par exemple les outils collaboratifs comme Wikipedia ou Mozilla.

La technique en soi est neutre

C’est bien le paradoxe de la technique, que pointait déjà dans les années 1970 le philosophe protestant Jacques Ellul. Elle nous libère, mais au prix d’impacts environnementaux ou sociaux… Ambivalente, «la technique n’est ni bonne ni mauvaise. Elle est ce que nous en faisons», résume Lennig Pedron, directrice de la Trust Valley, partenariat public-privé romand autour de la confiance numérique. Reste que la tech ne s’est pas développée de manière neutre. Au contraire. «Elle est porteuse de valeurs, de nouveaux savoirs, et de nouveaux savoir-faire, et, au bout du compte, de nouvelles normes qu’il faut nécessairement encadrer par une éthique», affirme Eric Salobir, prêtre dominicain devenu expert de la Silicon Valley auprès du Vatican, dans Dieu et la Silicon Valley (Buchet- Chastel, 2020).

Quelles sont ces normes implicites? Ce sont des lois algorithmiques (2), de design, ou des modèles économiques, par exemple la gratuité d’un service en échange de l’utilisation des données. C’est la logique de l’immédiateté, de la simplicité, du confort, de l’efficience à tout prix. C’est la décontextualisation: on loue un appartement à l’autre bout de la planète sans rien savoir de ses propriétaires. C’est l’illusion de la dématérialisation: le terme «cloud» cache en réalité des data centers (salles ou bâtiments remplis d’ordinateurs) parfois très gourmands en énergie. C’est la culture de la connexion, du «always on», qui incite à être notifié·e en permanence. C’est l’exploitation poussée de mécanismes d’addiction. C’est une culture de la liberté d’expression à l’américaine: Facebook censure les photos de tétons féminins, mais compte des dizaines de groupes dédiés aux armes à feu, avec des milliers de membres. Et pour certains outils, réseaux sociaux ou traqueurs publicitaires, «c’est la loi du marché, du nombre, du cash, le libéralisme le plus pur, en contradiction totale avec l’anthropologie biblique», estime Albrecht Knoch. Une chose est sûre: un algorithme n’est pas neutre et des micro-décisions prises par les intelligences artificielles, développées selon cette culture, vont se multiplier à l’avenir.

Changement majeur: l’omniprésence

Le problème, ce n’est pas cette culture en soi. C’est son omniprésence. La question du démantèlement de Google, ou de Facebook ou d’Amazon – dont la position dominante n’est plus à démontrer – est régulièrement posée. La tech irrigue aujourd’hui tous les domaines de notre existence, des services publics au travail, mais aussi nos relations amicales, familiales ou ecclésiales. Le digital «intermédie» l’essentiel de nos relations. Or, du moment où le tout numérique devient la règle, une discussion collective sur les valeurs qui le sous-tendent s’impose.

Un far west à policer

«Je vois internet comme un parallèle numérique à nos vies réelles, où rien n’a été organisé, c’est le far west! Nous avons mis des centaines d’années à organiser nos sociétés, mais pour le web, ce n’est pas le cas. On apprend à un enfant à acheter du pain dans une boulangerie, mais on ne lui explique pas à quoi faire attention quand il réalise une transaction en ligne!», pointe Delphine Seitiée, secrétaire générale de la plateforme intercantonale ALP ICT et coresponsable du comité scientifique de l’Institut du numérique responsable Suisse (INR, institutnr- ch.org) lancé en février 2021, à la suite du grand frère français fondé à La Rochelle. Et est-ce à l’école ou à la famille de transmettre ce savoir?

Pour combattre le côté toxique d’une technologie, il faut se l’approprier, la comprendre.

Questionner les choix technologiques

Cependant, comme le signale le philosophe Bernard Stiegler sur les ondes de France culture, «pour combattre le côté toxique d’une technologie, il faut se l’approprier, la comprendre». Mais comment des citoyen·n·e·s peuvent-ils ou elles avoir leur mot à dire dans une industrie et une technologie qui se sont radicalement spécialisées ces vingt dernières années? Le faut-il? Ou suffit-il de faire confiance à la réglementation qui se développe, qu’il s’agisse de la jurisprudence des tribunaux ou des normes européennes?

Aujourd’hui, des voix s’élèvent pour demander d’impliquer plus largement les citoyens dans les choix technologiques. C’est la raison pour laquelle Marcel Salathé, professeur en épidémiologie digitale à l’EPFL, a fondé le lobby CH++ (chplusplus.org/fr). La démarche se rapproche de celle de l’enseignant- chercheur en informatique Vincent Courboulay qui, en 2018, a fondé à La Rochelle le premier Institut pour un numérique responsable, exporté depuis en Belgique et en Suisse. «Je pense qu’un autre modèle digital peut exister. Va-t- il s’imposer? C’est une autre question. Mais comme l’alimentation ou le transport, on va y venir contraints et forcés», estime ce chercheur.

Des labels éthiques en ligne?

Le web éthique passera-t-il par des labels, des certificats? En matière écologique, c’est déjà le cas. Mais impossible pour l’heure d’étiqueter la manière dont les algorithmes de Tinder ou d’Instagram considèrent l’âge ou la diversité: ils ne sont pas transparents. Ce qui manque, pour développer ces labels, «ce sont des recherches. Le numérique responsable passera par la science», assure Vincent Courboulay. L’INR a cependant déjà mis en place d’autres ressources pour permettre à tout le monde de s’emparer du sujet: une charte pour un internet éthique, sorte d’adaptation des objectifs du développement durable de l’ONU pour une informatique plus durable, sociale, résiliente à tous les niveaux. Et, à venir en France comme en Suisse, des annuaires d’expert·e·s, pour rendre accessibles les savoirs sur le sujet. L’enjeu? Faire comprendre que tout n’est pas joué. «Les GAFAM et les BATX (3) ne sont là que depuis vingt ans. Certes, ils sont bien implantés. Mais il existe des options alternatives de plus en plus solides», affirme Vincent Courboulay, notamment en Suisse. Delphine Seitiée pointe elle aussi l’essor d’un «numérique local», à développer. «La numérisation n’est pas un tsunami qui nous tombe dessus», renchérit Albrecht Knoch: «elle est faite et conçue par des humains. Pour en définir les bornes, il faut une union de la société civile.»

Une autre digitalisation est-elle possible ?

Nos interlocuteurs s’accordent sur quelques points clés: 

L’autodétermination numérique, soit «pouvoir choisir, en conscience, en tant qu’individu ou en tant que pays, ce qu’on utilise comme technologie», explique Lennig Pedron. 

Avoir le choix implique de comprendre ce qu’il implique: les enjeux de l’éducation au numérique et de son accessibilité sont donc particulièrement cruciaux. 

Enfin, l’autre valeur clé pour réaliser des choix, c’est la transparence: les fabricants d’outils numériques doivent pouvoir rendre leurs algorithmes explicites et clairs. 

«La technologie évolue tout le temps, de même que les usages. Cette confiance (envers les outils) doit donc être sans cesse renégociée. En tant que société, nous devons fixer l’acceptable et l’inacceptable. Selon moi, la condition de base de ce débat et de ce choix se trouve dans la transparence», confiait notamment Johan Rochel à nos confrères de PME Magazine en février dernier. Ce Valaisan est fondateur d’Ethix, cabinet de conseil zurichois spécialisé dans les questions d’éthique numérique. 

Autres pistes évoquées par un article du New Yorker: diversifier le profil des étudiant·e·s en informatique et intégrer une formation d’éthique à leur parcours. 

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