Les religions en crise ?

Les rayonnages de libraires, ici à la boutique de l'abbaye d'Orval en Belgique, débordent d’ouvrages permettant à chacun de poursuivre une démarche spirituelle individuelle. / © iStock
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Les rayonnages de libraires, ici à la boutique de l'abbaye d'Orval en Belgique, débordent d’ouvrages permettant à chacun de poursuivre une démarche spirituelle individuelle.
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Les religions en crise ?

Statistiques
Les églises se vident, mais les librairies regorgent d’ouvrages sur la spiritualité. Derrière ce paradoxe apparent, une mutation profonde de notre rapport au «croire». C'est le dossier du mois de notre journal.

23% de personnes en moyenne déclaraient ne pas appartenir à une religion dans une enquête européenne de 2008*. Depuis plusieurs décennies, la part des «sans-religion» en Europe et en Occident ne cesse d’augmenter. En Suisse, c’est la part des «distancés» qui grandit.

Oui, les églises se vident. Pour autant, pas si facile d’en conclure qu’à notre époque «on ne croit plus en rien». C’est plutôt une profonde recomposition qui s’effectue. A tel point parfois que les chercheurs ne savent plus à quel saint se vouer! Le simple groupe des «sans-religion» recouvre en réalité «un large éventail de visions du monde», comme l’a très bien décrypté Anne-Laure Zwilling, chercheuse au CNRS à Strasbourg. **

Fluidité des appartenances

La chercheuse décrit ce que les sociologues observent depuis les années 1970, mais qui s’accélère depuis les dernières décennies, dans les sociétés occidentales autrefois majoritairement chrétiennes: une très grande «fluidité des appartenances». Non seulement les croyants interrogés «bricolent» leur religion en construisant chacun leur croyance (un adepte du catholicisme peut croire en Dieu, mais pas en l’infaillibilité du pape, par exemple). Mais de plus, nombreux sont ceux qui se revendiquent de plusieurs confessions, et cumulent les identités: juif bouddhiste, par exemple. Sans compter que les trajectoires évoluent au long d’une vie. Un parcours spirituel en 2019? Naître et grandir catholique, rejoindre un mouvement charismatique durant ses études, pratiquer la méditation pleine conscience à la trentaine, connaître une crise d’athéisme vers 40 ans, et pratiquer le bouddhisme zen ensuite! «Lorsqu’on s’intéresse aux nouvelles spiritualités, on constate une logique de butinage, de pèlerinage, d’itinérance», observe Anne-Laure Zwilling.

Nos ancêtres n’étaient-ils pas déjà capables de tels vagabondages? «Au Moyen Age, interroger sa propre foi ne faisait pas partie de l’horizon mental. Même le doute se vivait sur d’autres modalités», rappelle Dimitri Andronicos, éthicien et diplômé en théologie. «On ne saura jamais ce qu’il en était de la spiritualité intime», estime pour sa part Anne-Laure Zwilling. «Je crois que cela a toujours existé, mais la pression sociale n’était tout simplement pas la même.»

Refus du religieux, essor du spirituel

La liberté de croyance et de conscience progresse sur le long terme. Relativisme et individualisme ont remplacé dogmes et communautés. L’offre religieuse a explosé, à tel point qu’aujourd’hui il n’est pas rare de croiser des croyants adeptes de Gaïa ou des pratiquants du chamanisme. Surtout, remarque Jean-François Mayer, directeur de l’institut Religioscope, les quêtes spirituelles actuelles témoignent souvent d’un éloignement par rapport aux institutions religieuses traditionnelles. «De plus en plus, on se trouve devant des gens qui refusent la qualification de ‹religieux›, mais se disent ‹spirituels›. Le mot de religion est associé dans leur esprit à des institutions sclérosées, qui enfermeraient la spiritualité dans des dogmes et des formes inadaptées», constate ce fin connaisseur du fait religieux.

Ce n’est donc pas «le croire» qui est en crise, mais plutôt ce en quoi nous plaçons cette confiance. Que reconnaissons-nous, chacun, aujourd’hui comme porteur de sens pour nos vies? Pour Dimitri Andronicos qui signe une très belle réflexion sur ce sujet dans la revue des Cèdres ***, nous n’aurions d’ailleurs pas le choix de croire ou ne pas croire, mais simplement celui d’«intensifier» ou non notre rapport à une tradition dont nous héritons. «Nous sommes tous traversés par une filiation symbolique, intergénérationnelle. Il y a des choses profondément ancrées en nous, des récits d’errance, de confiance, de contrariétés. Croire, c’est reconnaître que ces histoires-là, ces épopées, ces récits sont les nôtres. Les lieux de cultes, les églises, sont les lieux de médiation de ces histoires.»

Besoin d’immédiateté

Justement, les Églises connaissent depuis la seconde moitié du XXe siècle une désaffection massive et rapide. Message inaudible, formats vieillots, crimes sexuels… Leur déclin est aussi culturel. «L’Église catholique a longtemps été pourvoyeuse de sens, elle était omniprésente dans le paysage culturel, politique. Avant, y appartenir impliquait un blanc-seing, aujourd’hui, dans nos sociétés largement sécularisées, c’est presque un handicap social», analyse Jean-Christophe Emery, directeur de l’institut théologique Cèdres formation à Lausanne. Au sein même des communautés, le doute s’est installé. «L’au-delà, la résurrection? C’est un concept que j’ai arrêté d’utiliser lors des enterrements», confie une pasteure neuchâteloise. «Plus personne ne le comprend!» Bien entendu, les communautés chrétiennes sont elles-mêmes très diverses. Toutes ne sont pas touchées par ce déclin: les Églises évangéliques, notamment les «megachurches» qui prennent appui sur une culture globalisée, se portent plutôt bien. En Suisse, C3 à Lausanne, ou ICF à Zurich témoignent de cette vitalité. Les raisons du succès de ce christianisme parfois qualifié d’«émotionnel.» «Aussi une capacité à prêcher des messages qui paraissent en lien avec le vécu et le ressenti des participants», explique Jean-François Mayer. Ce besoin de spontanéité, d’immédiateté même, a d’ailleurs influencé tout le christianisme ces dernières décennies, à tel point que des chercheurs comme Valérie Aubourg **** constatent une «évangélisation» du catholicisme, à travers le Renouveau charismatique.

Nombre d’Églises traditionnelles tentent, elles, de repenser «leur narration, leurs rites, leur rôle symbolique», observe Jean-Christophe Emery, qui a lui-même co-initié des Open source celebration mensuelles, à Lausanne, explorant de nouvelles pratiques spirituelles. Mais ces initiatives restent embryonnaires et peu connues.

Refus de la transcendance

Alors que les églises se vident, les cours de yoga, eux, se remplissent. Si «revendiquer une norme en matière de spiritualité n’est plus possible», comme le remarque Jean-Christophe Emery, force est de constater le raz-de-marée du yoga et de la méditation pleine conscience ou «mindfulness», qui trouve ses origines dans le bouddhisme. Les chaînes YouTube en la matière se multiplient, les applications aussi. La française Petit Bambou, fondée mi-2014, revendique trois millions d’utilisateurs! C’est une des caractéristiques de ces quêtes spirituelles contemporaines: elles mêlent «aspiration à un supplément d’âme, volonté d’être plus efficace au quotidien, et recherche de bien-être», observe Jean-François Mayer. Contradictoire? Sans doute. «A mon sens, la démarche religieuse nous appelle à plus que le confort intérieur, jusqu’à ces pointes qu’incarnent ascètes, saints et martyrs», remarque le chercheur. Toujours est-il que les frontières entre se faire du bien et accéder au dépassement de soi sont aujourd’hui de plus en plus floues. Chercher à rendre sa vie plus supportable dans un monde stressant n’empêche pas finalement d’éveiller sa spiritualité.

Dans tous les cas, «on a perdu la notion de transcendance pour celle d’immanence», observe Jean-Christophe Emery. «On ne veut plus le salut dans dix ans ou à sa mort, mais tout, tout de suite.» Or, sans un tiers, un au-delà, «plus de possibilité d’opérer une critique en son nom», remarque le théologien. A chacun, en revanche, de se mettre en quête. Bienvenue dans l’ère des chercheurs spirituels.