Dépendances
Pour Karl Marx, la religion était l'opium du peuple. Il y a beaucoup de vrai dans cette affirmation ! La religion a été la drogue de certains qui ne pouvaient pas se payer d'opium. Mais cela signifie aussi que tous avons besoin d'opium, de drogues. Nous en sommes dépendants ! La réalité est si insupportable que nous aspirons à nous en libérer par un moyen ou un autre. Certains cherchent cette libération dans une drogue, d'autres dans les lendemains qui chantent promis par les religions, mais aussi par les idéologies et pseudo-religions, dont le marxisme ! D'autres encore dans telle ou telle addiction.
L'illusion de notre autonomie
Dis en une phrase : tous avons besoin de prendre distance à l'égard de cette réalité difficilement supportable et tous devenons dépendants de ce à quoi nous nous accrochons pour tenter de nous en libérer. En cherchant à nous rendre libres, nous nous rendons dépendants. Elargissons notre champ de réflexion et constatons que, plus généralement, nous qui nous croyons autonomes, ne le sommes absolument pas. Toutes nos idées sur l'homme moderne et son autonomie ne sont que fantasmes, illusions, folies. Nous dépendons bien plus que nous ne le pensons de notre environnement matériel : qu'il cesse de pleuvoir pendant quelques mois et nous sommes mal, qu'il cesse de faire soleil, idem. Nous dépendons de notre environnement pour notre alimentation, pour notre respiration, pour maintenir la température de notre corps à un niveau moyen... Nous sommes aussi dépendants socialement. A notre naissance, nous sommes incapables de subsister sans un cadre social minimal et cela se poursuit tout au long de notre vie. Il est très difficile, voire même impossible de vivre durablement hors de tout contact avec la société des autres humains. A ces dépendances physiques et sociales s'ajoutent nos dépendances psychologiques. Nous nous faisons dépendre de l'être aimé, d'une substance, de certaines pratiques, de traditions, de certaines idées, de la reconnaissance des autres, de ce qui nous passionne, de ce que nous espérons... Si tout cela – ou parfois une seule de ces choses - vient à nous manquer, nous dépérissons.
Libres de choisir de quoi nous dépendons !
Cessons donc de nous croire autonomes, libres. La seule liberté que nous possédons consiste à choisir ce dont nous voulons nous faire dépendre ! Cette liberté est surtout valable en ce qui concerne nos dépendances psychologiques. Ce l'est beaucoup moins de nos dépendances sociales et pas du tout de nos dépendances physiques. Et même là où nous nous croyons complètement libres de choisir de quoi nous voulons nous faire dépendre, nous découvrons que nous avons une peine folle de nous libérer d'une dépendance pour en endosser une autre. Alors nous tentons souvent d'additionner à des dépendances anciennes de nouvelles qui nous rendent globalement encore plus dépendants.
Dépendants de nous-mêmes
Nos expériences ne sont pas seules à nous appeler à nous reconnaître dépendants. Le christianisme la fait aussi ! Il pointe d'abord du doigt cet attachement à nous-mêmes qui nous fait croire indépendants, mais qui est une redoutable dépendance précisément à l'égard de... nous-mêmes, de la confiance que nous ne savons mettre qu'en nous-mêmes. En termes classiques, nous sommes esclaves de notre péché. Cette dépendance est redoutable, car elle est la cause de toutes sortes de catastrophes dont nous autres humains sommes responsables : pollutions, guerres, conflits sociaux, familiaux et j'en passe. Mais le christianisme va plus loin encore. Il nous invite non seulement à nous reconnaître radicalement dépendants mais aussi à choisir de nous faire dépendre de Dieu seul afin de devenir libres de toutes nos autres dépendances !
Dépendance absolue de l'Absolu
Le christianisme nous appelle, en effet, à la foi en Dieu. Faire confiance à Dieu qu'il pourvoira à nos besoins, qu'il peut nous guider sur un juste chemin, qu'il ne nous abandonnera pas au néant de la mort,... c'est s'en faire dépendre. Toute confiance mise en... est un dépendance de... Le petit enfant qui fait confiance à ses parents le fait parce qu'il se découvre radicalement dépendant d'eux. En faisant confiance à un chef ou à un système politique, on s'en fait automatiquement dépendre. Nous sommes dépendants pour quatre ans du parlement que nous avons élu. A la différence de ces dépendances que l'on accepte pour un temps déterminé, le christianisme nous invite à une dépendance absolue. Il s'agit de parier qu'en nous faisant radicalement dépendre de Dieu et de lui seul, nous pouvons vivre dans une authentique liberté.
La glorieuse liberté des enfants de Dieu
Qui se fait radicalement dépendre de Dieu ne fait pas ce que bon lui semble, mais fait ce que Dieu veut. Comment peut-on alors dire qu'il est complètement libre ? C'est que la liberté ne se définit plus alors comme capacité de faire ce que bon me semble. Elle se définit dans un premier temps comme prise de distance à l'égard de toutes choses. Quand on est attaché à Dieu seul, toujours dans un premier temps, rien n'a plus d'importance. On n'est plus attaché à sa famille (cf. Marc 3,31-35), à des traditions (Mc 7,6ss.), à un culte même (Jean 2,13-22), à soi-même (Mc 14,36)... Mais il y a un second temps ! Ce second temps consiste à recevoir de celui dont on se fait radicalement dépendre une mission. Pour ce faire il nous donne à nous-mêmes, il nous donne aux autres, nous donne au monde et nous donne le monde. Notre mission ne nous permet pas d'être éternellement distant de toutes choses. Elle consiste, pour nous qui aimons centralement Dieu, à nous aimer nous-mêmes, notre prochain et ajoutons y le monde. Mais cette mission, cet amour ne consistent pas à nous faire dépendre à nouveau de nous-mêmes, du monde et d'autrui. Elle consiste à aimer avec une distance intérieure qui ne nous rendra jamais esclave de ce que nous aimons, parce que nous sommes esclaves de Dieu seul. Notre liberté « à l'égard de toutes choses » et « pour aimer toutes choses » consistera ainsi en un constant va-et-vient entre distance et engagement. Dès que nous accentuons trop l'un de ces mouvements, il s'agit de lancer le balancier dans l'autre sens.
Exemples de distance
Pratiquement qu'est-ce à dire ? C'est très souvent lorsque nous ne pouvons pas nous évader de la réalité comme nous aimerions pouvoir le faire que notre dépendance devient criante. Pendant la pandémie de COVID 19, nombreux furent celles et ceux qui ne supportèrent pas le confinement qui les empêchait en particulier de se ravitailler en drogue (jusqu'à ce qu'ils trouvent le moyen de se faire ravitailler par la poste !). Quand une personne alcoolique doit être hospitalisée suite à un accident, c'est le drame. Quand l'être passionnément aimé m'est arraché par la mort, je n'ai peut-être qu'une envie : le rejoindre dans ce néant... Si par contre je suis un accro de Dieu, je ne risque pas de Dieu voir mourir, un accident ne m'empêchera pas de me laisser aider par lui à franchir ce mauvais pas et j'ai pu traverser les confinements de la pandémie sans trop de mal en sa compagnie... La pire des situations envisageables ne peut me séparer de l'amour de Dieu (Romains 8,35-39). Même le psalmiste et Jésus qui se sentent abandonnés de Dieu s'adressent encore à lui pour le lui dire (Ps 22 et Mc 15,34). Plus encore, ils subissent leur sort avec la certitude que Dieu les délivrera (Ps 22,22bss.).
Exemples d'engagement
L'amour de Dieu et pour Dieu ne nous permet toutefois pas seulement de prendre distance à l'égard du monde et de nous-mêmes. Il nous précipite dans ce monde pour y résister au mal. En temps de pandémie et de confinement il ne nous permet pas seulement de traverser cette épreuve sans en désespérer. Il nous incite à faire ce que nous pouvons pour contenir le virus, pour aider ceux qui souffrent de solitude, ne supportent pas ce confinement, cherchent à se libérer de leur addiction, etc. Dieu ne nous permet pas seulement de vivre en alcooliques sobres, il nous incite à venir en aide à ceux qui dépendent de l'alcool ou d'une autre drogue. Dieu ne nous fait pas uniquement prendre avec une certaine distance le décès de l'être qu'il nous avait donné à aimer, il nous invite à aider ceux qui passent par une perte qui les rend inconsolables.
Etre libre dans ses engagements
Mais il se peut que mon travail pour contenir les virus, ma lutte contre l'alcoolisme ou ma tentative de consoler au service de Dieu les inconsolables me passionne tellement qu'un échec dans ces luttes me fasse tout remettre en question. C'est que je serai devenu dépendant de ce travail, de cette lutte ou de mes efforts. Il me faudra alors demander à Dieu de me libérer de mes passions caritatives afin d'être délivré du désespoir dans lequel me plongent les échecs rencontrés sur leur chemin. Quand mon amour de l'autre devient une fin en soi et n'est plus un service de Dieu, il est de fait au service de ma pomme. Il est alors temps de redécouvrir que ma dépendance à Dieu est l'unique dépendance qui puisse me permettre de vivre en plénitude, de vivre dans la liberté.