La religion, instrument du régime cubain

Vue sur la ville cubaine de Trinidad et son ancien couvent. / © Pixabay
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Vue sur la ville cubaine de Trinidad et son ancien couvent.
© Pixabay

La religion, instrument du régime cubain

3 octobre 2019
Soixante ans après la révolution, le gouvernement cubain a réhabilité le religieux. Une tolérance qui lui permettrait de réaffirmer sa ligne révolutionnaire. Regards croisés.

Sur l’île communiste des Caraïbes, l’ambiance pourrait être à la fête. Cette année, Cuba célèbre les soixante ans de sa révolution. Mais depuis quelques jours, les Cubains font face à une pénurie de carburant liée aux sanctions américaines contre les navires chargés de pétrole en provenance du Vénézuela, principal fournisseur du pays. Le gouvernement a annoncé des mesures d’économies d’urgence. Des coupures d’électricité et une activité réduite des transports publics et de l’industrie sont prévues.

Une actualité qui rappelle la Période Spéciale. Dans les années 1990, la chute de l’URSS, levier financier du pays, avait plongé l’île dans une crise économique. Une période sombre qui a pourtant été marquée par  le retour des Églises sur le devant de la scène. Avec la révolution communiste, Cuba est devenu un État athée, restreignant la pratique religieuse. Mais la crise a poussé la population à se tourner vers les Églises pour trouver de l’aide. En 1992, la Constitution est révisée, l’État reconnaît, respecte et garantit désormais la liberté religieuse. L’État devient laïc. Un bol d’air frais pour les Églises qui se mettent au service d’une population aux conditions de vie précaires. Une aubaine pour l’État cubain.

«Les Églises ont alors retrouvé une place et une respectabilité au sein de la communauté», observe Marielys et Jesús Rodriguez, pasteurs de l’Église presbytérienne réformée de Cuba (EPCR). Le couple était de passage en Suisse, invité par DM-échange et mission, le département missionnaire des Églises réformées romandes, partenaire de l’EPCR. Présente à Cuba depuis 1890, l’EPCR se détache de l’Église presbytérienne des États-Unis en 1967. Depuis ses débuts, l’EPCR est active dans les domaines de l’éducation et du social. Mais avec la révolution, elle perd ses écoles qui deviennent le monopole de l’État. Aujourd’hui, selon les chiffres du Conseil œcuménique des Églises, l’EPCR compte 15'000 membres, 31 pasteurs et 53 paroisses.

Des Églises au services de tous

«La révolution a eu cela de positif qu’elle a placé toutes les Églises sur un pied d’égalité. Ces années de «pause» nous ont permis de nous repositionner. Notre vocation est aujourd’hui avant tout sociale. Nous sommes présents pour chacun, quel que soit sa religion. Identifier les besoins de la communauté locale pour mettre sur pied des projets en adéquation est notre priorité», ajoute le couple de pasteurs. Au traditionnel culte, s’ajoute des programmes de soutien scolaire, d’études bibliques, de distribution de nourriture et d’approvisionnement en eau potable. «A travers les services que nous offrons, nous transmettons aussi un message chrétien», expliquent les pasteurs. L’Église est devenue une nécessité à Cuba. «Elle proposent un accueil sans exiger une manière de croire. L’Église offre un espace de liberté.»

«Elle est active là où l’État fait défaut», complète Sonia Zemp-Villarrubia, envoyée du DM-échange et mission à Cuba fin 2017 pour deux mois. Mais la marge de manœuvre reste limitée. «Les Églises ne sont pas reconnues comme entité juridique, elles ne peuvent pas se constituer en association. Il leur est donc impossible d’acheter un terrain ou des vaches. Ce statut constitue un frein au développement des projets. Comme le gouvernement ne reconnaît pas les Églises ni leurs employés, il ne leur verse pas de retraite. Il revient donc aux Églises d’en assumer la charge en constituant des fonds pour assurer les retraites des pasteurs. Il s’agit donc d’une charge financière additionnelle pour les Églises. Elles doivent donc compter sur des fonds venus essentiellement d’Églises de l’étranger», évoque Sonia Zemp-Villarrubia. Pour autant, ces conditions n’ont pas raison du dynamisme des paroissiens ni de la liberté d’expression de ces chrétiens, «en tout cas dans l’enceinte de la paroisse», ajoute l’envoyée. Quant à la population, croyante ou non, elle continue de venir frapper à la porte des Églises qui «représentent le lieu où trouver de l’aide matérielle, spirituelle et parfois même financière».

La foi au service du régime

«La réhabilitation du religieux, le droit de s’exprimer et la visibilité retrouvée est un fait», affirme Silvia Mancini, anthropologue et historienne des religions à l’Université de Lausanne. Entre 2010 et 2018, elle a effectué plusieurs séjours à Cuba en tant qu’enseignante à l’Université de la Havane et a notamment publié une recherche sur les stratégies politiques face au réveil religieux à Cuba. «Il y a une ouverture nouvelle au domaine du religieux. On peut admettre désormais que les Cubains soient révolutionnaires et croyants. Mais la visée de ce changement d’attitude est essentiellement tactique. Il s’agit pour le parti de réaffirmer sa ligne politique et de regagner le consensus au sein de la population qui traverse une crise économique grave et qui connaît une perte d’enthousiasme face aux idéaux révolutionnaires», continue-t-elle. Pour l’anthropologue, il ne s’agit pas d’une remise en question de la ligne politique officielle, inspirée par le socialisme, mais d’une réhabilitation du religieux qui permet de réorganiser les rangs du socialisme d’État grâce au soutien de groupes d’opinion et de franges sociales qui, en tant que «croyantes», étaient repoussées vers les marges de la société.

Les expressions religieuses restent donc contrôlées et soumises à une surveillance attentive qui les oblige à s’exprimer sous une forme institutionnalisée. À tel point que même «les traditions afro-cubaines, comme la santeria, en viennent à s’auto-nommer «religions» à part entière en s’organisant sur le modèle des Églises historiques, à désigner des responsables de communauté censés dialoguer avec l’État, à pousser leurs portes-parole à rédiger des véritables traités théologiques – alors que ces traditions sont orales et centrées essentiellement sur le rituel divinatoire», précise Silvia Mancini.

La volonté de contrôle s’étend jusque sur les bancs de l’Université de La Havane qui a ouvert un enseignement de philosophie et de sciences des religions il y a quelques années, auquel a participé Silvia Mancini. «Le cours était essentiellement suivi par des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur qui venaient se familiariser avec le domaine religieux afin d’appliquer sur le terrain cette nouvelle stratégie du consensus inaugurée par le régime.»