Une Fribourgeoise dans l’abîme du djihad féminin

© CC Flickr/Rita M.
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© CC Flickr/Rita M.

Une Fribourgeoise dans l’abîme du djihad féminin

Djihad
Depuis quatre ans, la Fribourgeoise Géraldine Casutt, doctorante à l’Université de Fribourg, cherche à comprendre l’engagement et le rôle des femmes djihadistes de l’Etat islamique. Un travail d’analyse nécessaire mais qui n’est pas sans sacrifices.

Elle parle d’une voix douce. On doit presque tendre l’oreille, dans le café de l’Ancienne gare de Fribourg, pour l’entendre expliquer comment, à un moment de sa vie, elle a passé tous ses jours et ses nuits à parler par écran interposé avec des femmes engagées dans l’un des mouvements les plus violents de ce début de siècle: le groupe Etat islamique (EI).

La fierté d’une mère

On ne s’attaque pas à un tel sujet de doctorat par hasard. Issue d’une famille dans laquelle la religion n’a jamais laissé indifférent, Géraldine Casutt s’interroge tôt sur ce que les gens en font. «Je voulais comprendre le processus de l’extérieur», explique-t-elle. Passionnée de longue date par le Proche-Orient, c’est à Hébron où elle est venue en observatrice en 2011 que la trentenaire est confrontée pour la première fois au culte du martyre. «J’ai été invitée dans une famille qui avait perdu un fils tué par l’armée israélienne. La mère était très triste, mais très fière aussi. Je me suis demandée: la société aurait-elle réagi de la même façon si c’était une femme qui était morte ainsi?»


La question de la position des femmes dans le djihad lui trotte dans la tête et Géraldine Casutt formule un projet de thèse: analyser leur engagement dans ce type de mouvement et le rôle qu’elles y occupent. Engagée à l’Université de Fribourg en 2012, elle reçoit une volée de critiques lorsqu’elle évoque son sujet. «On m’a dit: ce n’est pas un sujet, tu ne parles pas arabe, tu n’as pas de racines musulmanes…», énumère-t-elle en sirotant tranquillement son espresso. Faisant fi des objections, elle entame des lectures préliminaires pour découvrir que les femmes sont quasi absentes de la littérature sur le djihad, les rares auteurs les mentionnant évoquant des raisons sentimentales pour justifier leur engagement dans des mouvements radicaux. «On n’imagine pas une femme s’engager par pure idéologie politique, tant la violence féminine est perçue comme peu naturelle», explique Géraldine Casutt.

Un «terrain» à hauts risques

Après la théorie, la pratique. Pour recueillir la parole des militantes, la chercheuse s’immerge pas à pas dans le web djihadiste dès 2013. En «likant» des groupes d’intérêt sur Facebook, en commentant des vidéos et photos de propagande, elle espère amorcer un dialogue avec ces femmes âgées de 18 à 32 ans qui vivent en Syrie, en Belgique ou en France et rêvent de participer à l’instauration du califat. Les débuts sont difficiles. «J’ai pris beaucoup de ‘vents’ en annonçant tout de suite que j’étais chercheuse», raconte-t-elle avec un sourire. Elle adopte alors l’approche «humble» de celle qui veut «apprendre», sans jamais tricher ni mentir sur son identité. Le moindre faux pas peut lui valoir d’être «sur la liste», entendez par là d’être la cible d’une fatwa du groupe Etat islamique la condamnant à mort. Géraldine Casutt se méfie des médias, notamment télévisés, dans lesquels des «spécialistes, parfois autoproclamés, participent au grand show médiatique autour du djihadisme». Elle, a toujours refusé ce type d’interviews. «Les djihadistes regardent les mêmes chaînes télévisées que nous et savent exactement qui travaille sur eux. Et puis, si j’ai le devoir d’informer, je ne veux pas le faire n’importe comment», explique la chercheuse. Publier le fruit de ses recherches représente aussi un risque, nécessaire celui-là. «Il arrivera peut-être un jour que je doive vivre sous protection policière, mais je refuse de me censurer par peur – cela signifierait qu’ils ont gagné», affirme-t-elle.


Au fil des mois, Géraldine Casutt a gagné la confiance de ses interlocutrices. «L’une d’elles m’a dit: je n’aime pas être analysée, mais autant que ce soit par toi». Elle assume totalement la proximité parfois établie. «On ne peut pas lutter contre un phénomène en refusant de s’en approcher d’aussi près que possible, de l’analyser et oui, de le comprendre», soutient la chercheuse. Mais ces militantes gardent une part d’inaccessible. «On peut tenter de saisir le comment. Le pourquoi, lui, nous échappe à jamais», lâche-t-elle.

Drôles et insoumises

Géraldine Casutt ne saurait dire précisément avec combien de candidates au départ ou de djihadistes vivant en Syrie elle a discuté par écrans interposés. Une chose est sûre, ces militantes n’ont pas de profil-type. «Elles ont souvent un père absent, un premier contact brutal et mal vécu avec la mort et… une passion pour la lecture. Rien que de très banal», souligne la doctorante. Les surprises, c’est du côté de leur personnalité qu’il faut les chercher. «Elles ne sont pas dociles: souvent, ce sont elles qui décident, pas leurs maris. Beaucoup d’entre elles ont vraiment de l’humour et les mêmes références culturelles que nous», raconte Géraldine Casutt qui glisse avoir passé des heures à parler de la série «Friends» avec une djihadiste.

Ni dérive, ni secte

La trentenaire n’aime pas les clichés. Pas de chance, elle a choisi un sujet sur lequel ils ne manquent pas, comme par exemple l’idée que l’Etat islamique fonctionnerait comme une secte… «Réduire l’entrée dans l’EI au résultat d’un lavage de cerveau, c’est nier l’engagement et la rationalité de la personne, ce qui empêche de la comprendre», réagit-elle. Elle s’interroge sur les affirmations récurrentes selon lesquelles «l’islam, ce n’est pas ça» et espère que les musulmans qui refusent cette violence au nom de leur religion s’affirmeront à l’avenir davantage dans l’espace public.


On ne résiste pas à l’envie de poser «la» question qui taraude tous les esprits: est-ce possible de combattre le djihadisme? «Oui, mais ça ne se fait pas en quelques semaines. Il faut un travail de prévention au niveau local, comme ce qu’a mis en place la Suisse», explique la chercheuse qui participe au projet pilote socio-éducatif genevois «Gardez le lien» visant à prévenir la radicalisation dans le canton. Pour Géraldine Casutt qui donne régulièrement des conférences dans l’Hexagone sur les femmes djihadistes, Paris cumule au contraire toutes les erreurs: «La France travaille dans l’urgence, le sécuritaire, l’émotionnel. Son discours de surenchère basé sur la binarité nous/eux ne profite à personne», affirme-t-elle. Certes, la Suisse n’a jamais subi d’attentat, mais elle sera touchée comme les autres par ce que la chercheuse qualifie de «plus grand enjeu pour l’avenir»: le retour en Europe des enfants nés en Syrie. Le Vieux Continent n’en est qu’aux débuts de sa lutte contre le djihadisme…

Un talisman dans l’obscurité

Passer des heures à décortiquer un phénomène de violence extrême laisse des traces, et Géraldine Casutt a vécu plus d’un moment difficile. Elle n’a pourtant jamais pensé à abandonner sa thèse. «J’espère la soutenir d’ici deux ans», précise-t-elle en portant la main à son cou. Y brille une chaînette ornée d’une pierre noire gravée d’une mystérieuse formule de protection en arabe, cadeau d’un ami palestinien. Le médaillon l’aura accompagnée tout au long de ces années. «Je le porte lorsque je suis dans mon rôle de chercheuse, pour faire la distinction avec le ‘moi’ de la vie normale», précise-t-elle d’une voix douce. Son talisman pour ressortir du monde des djihadistes, après en avoir exploré toute la sombre complexité.