Esther Duflo: Et maintenant, transmettre

Esther Duflo / © Cyril Zannettacci/Agence VU
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Esther Duflo
© Cyril Zannettacci/Agence VU

Esther Duflo: Et maintenant, transmettre

Collectif
La Prix Nobel d’économie aux racines protestantes a contribué à professionnaliser le regard sur la pauvreté. Elle s’assure aujourd’hui que ces connaissances transformatrices ne restent pas l’apanage d’une élite.

Depuis l’obtention du prix Nobel en 2019, Esther Duflo est mondialement connue comme l’experte de la pauvreté. Sur ce chemin, il y a eu un foyer structurant: une famille protestante, une mère médecin, très engagée dans l’humanitaire, un père mathématicien. Une formation et des responsabilités dans le scoutisme protestant. Un numéro d’Astrapi, qui a laissé la jeune Esther interrogative: dans les mégalopoles du Sud, chaque habitant ne dispose que de 1 m2 pour vivre. «Mais comment fait-on pour dormir dans 1 m2?» se demandait l’enfant, se représentant un carré d’un mètre de côté, avant de comprendre que la surface pouvait se calculer autrement. Déjà, face aux difficultés et aux injustices, de l’intérêt, une volonté tenace de comprendre, un sens aigu du pragmatisme.

«Le protestantisme m’a encouragée à toujours me questionner sur ma place dans la société et le monde, à ne pas considérer cela comme un acquis ou un dû, à m’interroger sur ma responsabilité», explique la chercheuse. Elle estime cependant qu’il est mieux que «la religion se ne mêle pas de débats publics, qu’Etat et religions soient séparés». La chercheuse n’élève pas ses enfants « dans la religion », mais garde des liens forts avec les milieux protestants, que ce soit par sa famille, ses jeunes filles au pair, ou des interventions ponctuelles auprès des pasteurs et dirigeants des Eglises protestantes françaises.

Et puis il y a eu des rencontres intellectuelles. L’économiste Daniel Cohen, d’abord (1953 - 2023), pionnier dans l’approche de cette matière par l’histoire et les sciences sociales, proche du Parti socialiste. Grâce à lui, Esther Duflo choisit d’étudier cette discipline, passe une année transformatrice à Moscou, ose penser «hors des clous». Cohen lui parle entre autres des recherches d’un «jeune gars au MIT». Un certain Abhijit Banerjee. Le jour où elle arrive sur place, Esther Duflo le découvre en train de travailler sur une réforme agraire en Inde. «C’est la première recherche qui montrait que redistribuer (de l’argent aux pauvres, NDLR) augmentait à la fois l’égalité et l’équité. D’habitude, on disait qu’il fallait arbitrer entre les deux. Sa manière de penser l’économie était toute nouvelle!»

Une approche pragmatique, dont Esther Duflo et Abhijit Banerjee deviendront les pionniers puis les experts. Ils fonderont en 2003 le laboratoire d’action contre la pauvreté J-PAL, pour tester leurs hypothèses. Un Nobel couronnera leur travail, notamment les «évaluations aléatoires». Elles appliquent le principe des essais cliniques aux sciences sociales. Des expériences mesurables qui ont renversé des années d’idées reçues. Non, l’aide sociale ne rend pas ses bénéficiaires fainéants. Oui, dans certaines communautés, distribuer des moustiquaires gratuitement permet de faire augmenter leur utilisation et donc de faire baisser le taux de paludisme. Et ainsi de suite.

Un colloque organisé au Collège de France en juin dernier a réuni les partenaires de J-PAL. Responsables internationaux d’aide au développement ou d’organismes internationaux ont tous témoigné de la révolution apportée, non seulement pour attribuer l’aide au développement, mais également pour évaluer toute politique publique, y compris dans les pays riches.

Pour Esther Duflo, qui en 2015 a épousé son compagnon de recherche, l’heure est désormais à la transmission. Elle enseigne au Collège de France, où ses cours sont disponibles gratuitement. Sa série de livres jeunesse rend ses recherches accessibles dès 7 ans (voir encadré). Observant les enfants qui «lisent et relisent les mêmes livres», elle construit un propos fragmenté et subtil: chaque lecture offre une nouvelle découverte.

L’analyse des politiques publiques ne doit pas être la prérogative des élites du Nord.

Enfin, la chercheuse vient de lancer un master sur l’évaluation des politiques publiques, en présence et à distance. Le but affiché: faire arriver au MIT des jeunes du monde entier «qui n’y auraient jamais été admis», faute de réseau ou d’environnement adapté. «Il est important que le mode d’analyse des politiques publiques puisse être saisi par tout le monde et ne soit pas la prérogative des personnes éduquées parmi l’élite des pays du Nord.» Un projet énergivore qui lui a demandé, ici aussi, une ténacité à toute épreuve, à une époque où la Cour Suprême américaine a supprimé le principe permettant justement de recruter des publics plus diversifiés dans les universités. «Il a fallu convaincre le MIT de lancer un nouveau programme, de recruter différemment.» Bref… de penser hors des clous!

Bio express

1972 Naissance à Paris.

1992 Entrée à l’Ecole normale supérieure (Paris).

1993 Année d’études à Moscou.

1999 Doctorat au Massachusetts Institute of Technology (MIT), où elle enseigne depuis.

2014 Repenser la pauvreté.

2015 Mariage avec Abhijit Banerjee. Le couple a deux enfants.

2019 Economie utile pour des temps difficiles.

2019 Co-lauréate du prix Nobel d'économie.

2022 Titulaire de la chaire Pauvreté et politiques publiques au Collège de France.

Livres pour les enfants

Comment raconter la pauvreté aux enfants sans tomber dans des clichés? Esther Duflo a travaillé très étroitement avec Cheyenne Olivier, dessinatrice surdouée, pour construire des récits colorés, drôles, enlevés et surtout nuancés. Ici, pas de concepts, mais des histoires tirées de situations réelles. Comme leurs lecteurs, Thumpa, Seleni ou Imeuni aiment découvrir, protègent la nature, souffrent des canicules, cherchent leurs infos en ligne… Et doivent faire preuve de courage, d’ouverture et d’ingéniosité quand des ressources viennent à manquer.

Thumpa, Imeuni et Tsongaï, Seleni… Dix ouvrages par Esther Duflo et Cheyenne Olivier, Seuil Jeunesse, 2023.