Surmonter les traumas

Repérer, former, stabiliser : les méthodes exisistent pour éviter que des souffrances vécues durant un parcours migratoire s’installent pour toute la vie. / ©iStock
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Repérer, former, stabiliser : les méthodes exisistent pour éviter que des souffrances vécues durant un parcours migratoire s’installent pour toute la vie.
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Surmonter les traumas

Muet
Les personnes qui ont vécu la migration connaissent différentes difficultés psychiques, qui – prises en compte à temps et traitées – n’empêchent pas de construire leur vie. Et autour desquelles la parole commence à se libérer.

C’était un ado expansif et bavard, et l’adulte de 44 ans qu’il est aujourd’hui est extraverti et ouvert. Mais lorsqu’il est arrivé d’Equateur en Suisse à 15 ans, mineur étranger et isolé, Luis Ludena a basculé dans un mutisme sombre. «Je suis devenu introverti, car je n’osais pas parler français, j’essuyais des remarques sur mon accent. J’étais hyper-triste… Mon identité, ma personnalité ont changé du tout au tout. Ça m’a abîmé, j’ai fait une longue dépression, mais je ne le comprenais pas.» Une phase difficile que le jeune homme a traversée sans aide spécifique et sans repères, avant de retrouver une stabilité intérieure et d’étudier, jusqu’à devenir éducateur spécialisé.

La question de la santé mentale des personnes migrantes reste un impensé collectif. Les personnes requérantes d’asile souffriraient pour 60 à 80% d’entre elles de troubles psychologiques. «Venant d’un pays en guerre ou instable, elles ont presque par définition vécu des traumatismes», explique Saskia von Overbeck Ottino, psychiatre et pédopsychiatre. Trauma? «C’est un événement psychique qui déborde nos capacités à lier les choses. Il fait effraction lorsqu’on est exposé à quelque chose de traumatique: un événement réel qui s’est passé, accident de voiture ou bombardements permanents», explique celle qui est aussi médecin consultante aux Hôpitaux universitaires de Genève.

Un trauma comporte plusieurs dimensions. D’abord quantitatives: quitter sa famille, ses repères, son existence, vivre des violences dans son pays, engendre des souffrances psychiques, sans compter les agressions, séquestrations et dangers multiples qu’impliquent les routes migratoires. Enfin, à l’arrivée, l’insécurité des foyers, la déshumanisation des procédures administratives, le manque d’accès à des soins médicaux adaptés peuvent provoquer des traumas encore plus «pénétrants» en raison de leurs dimensions qualitatives. D’une manière générale, «quand le traumatisme est infligé par un humain qui vous veut du mal, voire votre mort, cela active des angoisses archaïques. Pour des jeunes, l’autre, l’adulte censé être protecteur et bienveillant, devient le persécuteur. C’est alors le sentiment de sécurité interne, indispensable à la vie, qui est atteint», décrit Saskia von Overbeck Ottino.

La part des personnes souffrant de soucis aigus de santé mentale est similaire parmi la population migrante et suisse.

Danger pour soi

La dimension corporelle est très importante. Après des sévices graves (tortures, viols), «l’impression peut s’installer chez une victime que son bourreau est encore à l’intérieur», explique Sophie Blanquet, psychiatre et psychothérapeute, spécialisée en psychotraumatologie, qui travaille depuis des années avec des victimes de torture. Le trauma peut conduire à «perdre l’enveloppe de protection avec le monde extérieur. Dans ce cas, un événement simple peut être vécu comme une intrusion dans le psychisme, le moindre signal du monde extérieur peut se révéler menaçant», résume-t-elle. A l’image de la paire de ciseaux à papier (voir Impuissance, extrait repris dans le dossier du mois).

Impossible de vivre normalement avec ces symptômes. Car c’est bien là l’enjeu, rappellent les médecins. Qui soulignent que, la plupart du temps, ces difficultés sont d’abord un frein et une souffrance pour les migrants eux-mêmes, et non un risque permanent pour la population. Le «drame d’Yverdon» (prise d’otages par un requérant d’asile iranien le 9 février dernier, qui s’est soldée par sa mort) reste un cas exceptionnel. «S’il s’avère qu’il relève d’une pathologie psychiatrique sévère, type psychose, elle est imprévisible», pointe Saskia von Overbeck Ottino. L’enquête est toujours en cours. «Dans tous les cas, la part des personnes souffrant de soucis aigus de santé mentale est similaire parmi la population migrante et suisse», complète la psychiatre.

Détresse plus élevée

Reste que les personnes issues de la migration (37,2% de la population suisse) «présentent plus souvent une charge psychique élevée et des symptômes dépressifs», qui s’expliquent potentiellement par le stress psychologique engendré par «les conditions de vie pendant et après la migration», expliquait un rapport sur la santé de la population migrante en 2017, à la suite de l’Enquête suisse sur la santé. Ces disparités ne sont pas une fatalité, mais sont «largement dues au fait que les migrantes et migrants disposent de moins de ressources liées à la santé (soutien social, éducation et revenu)», explique le même rapport. Car les savoir-faire existent. Et ils fonctionnent. Saskia von Overbeck Ottino pointe ainsi le travail efficace, exceptionnel et rapide réalisé à Genève en 2022 pour les personnes venues d’Ukraine. «C’est une des rares fois où l’on a pu évaluer des personnes très vite, soit deux ou trois semaines après les événements traumatiques. Le risque d’un syndrome de stress post-traumatique non soigné rapidement, est qu’il évolue vers un trouble durable de la personnalité difficile à soigner. Ici on a mis le paquet, on a vu les gens dès leur arrivée.»

Maillage serré

Une célérité rendue possible par la simplification des procédures administratives pour ces réfugiés et l’existence d’un solide réseau à Genève, entre la santé, l’hébergement, l’école, le social et le juridique. Dans le canton de Vaud, un dispositif complet et ancré existe aussi pour détecter les problèmes psychologiques des requérants d’asile à leur arrivée. De plus, un réseau d’associations actives dans le domaine de la santé mentale communautaire complète le soutien à cette population, explique le Département vaudois de l’action sociale et de la santé, qui a lancé depuis deux ans des projets de détection précoce de problèmes psychiatriques. Ces initiatives facilitent grandement l’accès à des soins psychologiques adaptés, tout comme la formation continue adaptée (CAS Santé mentale, migration et culture) proposée depuis 2018 par les Universités de Genève et de Lausanne (actuellement en suspens, mais relancée bientôt). Mais sur l’ensemble du territoire, les disparités cantonales restent importantes.

Calmer une tension en cinq minutes

Qu’est-ce qui améliorerait la situation? Pouvoir détecter partout des symptômes traumatiques de manière précoce, bénéficier d’un statut administratif stable «qui permet aux patients migrants schizophrènes ou traumatisés de mieux se stabiliser au niveau psychique et d’être dans de bonnes conditions pour commencer à travailler sur leurs troubles», pointe Sophie Blanquet. Reconnaître l’importance du travail psychocorporel et psychotraumatique, «qui peut calmer une tension en cinq minutes, avec une balle de tennis»! Mieux former les professionnels au contact des personnes migrantes, notamment au délicat sujet de la retraumatisation, et prendre en charge leur santé mentale aussi. «Une évidence, mais qui n’est pas encore répandue partout», insiste Saskia von Overbeck Ottino. Et enfin, éviter de considérer que la médecine à destination de personnes migrantes devrait, par définition, s’exercer avec peu de moyens, qu’elle est fondamentalement différente. Certes la migration implique des spécificités culturelles. «Mais face au récit d’un trauma, il faut parfois juste savoir rester ‹normal›, humain! Et se dire: comment feriez-vous si c’était une personne suisse?» pointe Saskia von Overbeck Ottino. Qui souligne, comme Sophie Blanquet, l’importance cruciale d’un environnement stable. «50% de la santé mentale dépend des conditions de vie, du fait d’avoir un entourage sain, bienveillant, à qui demander conseil.»

Peut-être s’agit-il aussi tout simplement de libérer collectivement la parole sur le sujet. «Quand on est migrant dans un pays où, culturellement, on ne demande jamais de soutien, on n’ose pas se plaindre. Je vois des personnes très âgées refusant des aides, parce que dans leur esprit il faut se débrouiller seul, ne rien devoir à la société», témoigne Luis Ludena. Il vient de coordonner une série de témoignages à ce sujet. «Le mouvement #MeToo nous a aidés: une brèche s’est ouverte pour parler sans honte d’inégalités, de racisme, d’homophobie, et c’est pareil pour les souffrances mentales. Il était temps.»