Chypre: les chrétiens coincés aux portes de l’Europe

© Noé Pignède
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© Noé Pignède

Chypre: les chrétiens coincés aux portes de l’Europe

Céline Martelet et Noé Pignède
30 mars 2022
Migration
Dans le plus petit pays de l’Union européenne, isolé à l’est de la Méditerranée, des milliers d’exilés affluent dans l’espoir d’une vie meilleure. Parmi eux, des chrétiens fuyant la guerre, la persécution et la misère. Reportage.

Derrière les barbelés du camp de Pournara, à une dizaine de kilomètres de la capitale Nicosie, les exilés s’entassent dans le froid et la boue. De l’eau souillée ruisselle au milieu des tentes blanches battues par le vent. Dans les allées, des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants venus du monde entier font la queue pour un peu de nourriture. Tous attendent d’être enregistrés comme demandeurs d’asile. Une première étape pour sortir de ce centre et espérer obtenir le statut de réfugié.

«Je viens d’arriver. Ce n’est vraiment pas facile de vivre ici», souffle Sylla* à travers les hauts grillages coiffés de caméras de surveillance. «Mais je me sens toujours plus en sécurité qu’au pays», poursuit-il. Originaire de Guinée-Conakry, l’homme de 23 ans a tout laissé derrière lui. A peine a-t-il pu prendre quelques af­faires dans un sac à dos. «J’ai dû m’enfuir vite parce que ma vie était menacée. Les voisins voulaient s’en prendre à moi et ma famille car nous sommes catholiques», explique le jeune homme, qui vivait dans un village animiste. En 2021, 86% des 5898 chrétiens tués en raison de leur foi à travers le monde étaient africains, selon l’ONG Portes ouvertes. Une menace en constante augmentation depuis une dizaine d’années.

Beaucoup, comme Sylla, choisissent alors l’exil dans l’espoir d’un avenir meil­leur en Europe. Chypre est devenue un point de passage privilégié par ces mi­grants. Membre de l’Union européenne, le pays ne fait pourtant pas partie de l’es­pace Schengen. Aussi, la procédure «Du­blin», qui contraint les exilés à demander l’asile dans le premier Etat membre qu’ils foulent, les piège sur cette île. «Je n’étais pas au courant de tout ça en arrivant ici, soupire Fred *, la trentaine. Les passeurs nous ont menti. On croyait pouvoir re­joindre le continent et vivre dignement, mais on est coincés.» Originaire de Ré­publique démocratique du Congo, où il était menacé de mort, ce pasteur évan­gélique a fui avec sa famille. «Un musul­man très puissant a découvert que j’avais converti sa femme, alors il a envoyé ses hommes chez moi. Il n’y avait personne à part la femme de ménage. Ils ont cru que c’était mon épouse, alors ils l’ont tuée», poursuit-il d’une voix tremblante, en fai­sait défiler sur son téléphone les photos d’un corps inerte, mutilé à la machette.

Comme la plupart des demandeurs d’asile à Chypre, Fred est arrivé en avion. Il a pu voyager légalement dans la zone oc­cupée par la Turquie depuis 1974. Ensuite, des passeurs l’ont aidé à franchir la ligne de démarcation pour rejoindre la Chypre du Sud, seul État reconnu et membre de l’UE. «On s’est fait avoir», reconnaît Jean-Mar*, lui aussi originaire de RDC. Comme la plupart des exilés, ce sexagé­naire explique avoir obtenu un visa «très facilement» en s’inscrivant dans une uni­versité chypriote turque. «J’ai payé mes frais de scolarité et c’était bon!» raconte ce pasteur. Ce business du visa étudiant, délivré par les autorités du Nord, cristal­lise les tensions entre les deux Chypre. Le gouvernement du Sud accuse la Turquie d’instrumentaliser les migrants dans le conflit latent qui les oppose.

Malgré les conditions d’accueil in­dignes, Jean-Mar ne regrette pas son départ. «Au pays, je serais mort», as­sure ce pasteur contraint à l’exil «à la suite d’un prêche contre les politiciens corrompus». Le Congolais cultive tou­jours l’espoir de rejoindre son frère à Bruxelles et de «continuer à répandre la parole du Seigneur».