«Les partis politiques essaient aussi d’influencer les Églises»
Face aux prochaines votations, l’Église évangélique réformée de Suisse (EERS) vient de se prononcer: elle est en faveur de la nouvelle version de la loi sur le CO2, et plutôt contre les initiatives sur l’eau potable et les pesticides qui, «bien qu’allant dans la bonne direction comportent également différents problèmes», telles qu’elles sont aujourd’hui formulées.
Mais les Églises ont-elles à se mêler de politique? Interview avec Pierre-Philippe Blaser, l’un des sept membres de l’Exécutif de l’EERS et par ailleurs président également du Conseil synodal (exécutif) de l’Église évangélique réformée du canton de Fribourg.
En lisant le document, il apparaît clair que l’EERS se positionne en faveur de la nouvelle loi sur le CO2. En quoi celle-ci vous apparaît-elle en adéquation avec la spiritualité réformée?
L’idée première est de mettre à disposition un document qui aide à s’orienter, qui donne des informations complémentaires en lien avec la spiritualité réformée, mais sans donner nécessairement de consigne de vote. Quant à cette nouvelle loi sur le CO2 , elle porte en elle une prise de conscience par rapport aux quantités de CO2 que l’on déverse dans l’atmosphère et de la nécessité de réagir. En allant vers plus de restrictions sur l’utilisation d’une substance omniprésente devenue menaçante, elle rejoint le souci chrétien d’habiter plus sobrement la création.
Quant aux deux initiatives (sur les pesticides et l’eau potable), l’EERS formule par contre certaines critiques, qui l’empêchent d’encourager à voter en leur faveur. Quelles sont-elles?
Comme les Églises sont en lien avec la population tout entière, leur premier but n’est pas de diviser les gens. Or, dans ces deux initiatives, le monde agricole est particulièrement visé. Et stigmatiser l’agriculture de manière frontale irait à contre-sens de la culture du dialogue souhaitée par l’EERS. Nous sommes plutôt à dire qu’il faut mettre les gens autour de la table pour discuter, mais surtout donner aussi les moyens aux agricultures de trouver des alternatives. Cela dit, ces deux initiatives prévoient un délai de dix ans pour réorienter la recherche et le travail, et de plus en plus d’agriculteurs déclarent qu’une émancipation de l’industrie chimique est possible. Personnellement, je voterai d’ailleurs en leur faveur également.
Que répondez-vous à ceux qui disent, comme on l’a récemment beaucoup entendu, que les Églises n’ont pas à se mêler de politique?
La question du bien commun n’est pas l’apanage des partis politiques. Il est vrai que les partis politiques se sont organisés structurellement pour pouvoir faire passer des lois, organiser des élections, c’est le jeu de la démocratie. Mais tous les citoyens sont concernés par les affaires de la cité et du bien commun. Cela vaut pour les individus comme pour les collectifs. Et donc, en tant qu’acteurs de la société, les Églises ont aussi la légitimité de se prononcer sur des questions d’ordre politique.
En ont-elles les compétences?
Sur un certain nombre de sujets, les Églises sont même très bien documentées et elles ont une expérience du terrain. C’est typiquement le cas dans le domaine du service à autrui. Cela fait des années que nos œuvres d’entraide, mais aussi nos paroisses et nos Églises cantonales sont sur le terrain et voient ce qui entourent certaines réalités. Quand une œuvre apporte une aide à une population, elle ne se contente pas d’apporter une aide directe, financière par exemple, mais elle questionne ces situations de détresse. En constatant ce qui a produit, en amont, telle situation, mais aussi en réfléchissant à ce qui peut être fait pour l’améliorer.
Diriez-vous que les Églises ont autant de légitimité qu’un parti politique?
Elles ont un rôle différent à jouer dans la société, mais sur certains sujets politiques, elles ne peuvent pas se taire. Cela d’autant que – il ne faut pas l’oublier –, les partis politiques défendent des intérêts qui leur sont propres et découpent de fait la réalité en conséquence. Qu’il y ait d’autres mobilisations, pas seulement du fait des Églises mais aussi d’associations citoyennes, a le mérite d’enrichir et stimuler le débat démocratique. Et de manière peut-être moins binaire ou du moins partisane qu’à l’accoutumée.
Comprenez-vous l’émoi qu’a suscité l’engagement des Églises lors de l’initiative pour des multinationales responsables?
Il faut comprendre que les personnes qui se sont mobilisées dans les paroisses, ce ne sont pas seulement des ecclésiastiques, mais aussi des membres qui, pour certains, sont engagés depuis des années sur ces questions. Ils ont pris conscience qu’il n’y avait pas de fatalité à la pauvreté ou à la misère sanitaire, mais que celles-ci avaient des causes. Et quand ils ont vu une initiative qui proposait de traiter concrètement ces causes, ils se sont naturellement mobilisés. Il n’y a pas eu besoin de forcer ces croyantes et croyants. Il y a eu quelque chose de l’ordre d’un cri du cœur qui s’est porté sur cette initiative. Revers de la médaille, cela a agacé car, par la force des choses, les initiatives portent toujours sur l’issue d’un vote : c’est oui ou c’est non. Or chaque fois que les Églises donnent des consignes de vote, cela irrite. Les Églises doivent alors faire attention au langage qu’elles utilisent.
C’est-à-dire?
Une initiative reste un vote sectoriel. Ce qui doit être soulevé en priorité, ce sont les questions de fond. Peut-être qu’en affichant un «oui» sur les clochers, c’était risquer de heurter inutilement. Mais prendre la parole pour alerter sur les problèmes qui existent et dire la chance qu’on avait avec cette initiative de peut-être trouver un début de solution, il ne fallait pas s’en abstenir.
Dans quel état d’esprit avez-vous attendu la décision du Tribunal fédéral concernant les recours déposés quant au rôle des Églises lors de cette votation?
Avec les autres membres du Conseil de l’EERS, j’attendais évidemment ce verdict avec intérêt, mais j’étais aussi conscient que ces actions comportaient une part de manœuvres politiciennes. Il fallait aussi les comprendre comme des tentatives d’intimidation. Certains partis ont ainsi utilisé le levier juridique pour essayer de donner un appui à leurs idées – cela n’a pas vraiment fonctionné d’ailleurs. Personnellement, j’ai été déçu par ces démarches, parce que finalement dans le champ politique, il me semble que l’on devrait rester sur le plan des arguments et non entraîner le débat du côté du droit.
Un des arguments qui a aussi été soulevé, c’est le fait que, dans la majorité des cantons, les Églises sont financées par l’État. Est-ce que cela vient brouiller la situation?
C’est vrai que cela ne simplifie pas les choses. Il convient cependant de rappeler la nature de ce contrat. Les Églises, en tant qu’institution, font un travail que l’État ne souhaite en principe pas prendre en charge. Il y a donc là une forme de subsidiarité et une forme de reconnaissance de leur contribution au bien commun. Cela fait donc aussi un peu partie du contrat tacite que les Églises prennent de temps en temps la parole pour dénoncer ou dire quelque chose d’important. À titre individuel, certains politiciens, de droite comme de gauche, apprécient d’ailleurs d’avoir en face d’eux des Églises qui prennent position. Cela ne veut pas dire qu’ils vont forcément les suivre, mais ils attachent néanmoins de l’importance à cette parole.
Les Églises ne s’éloignent-elle pas de leur mission première avec ce genre de combat?
Il ne faut pas exagérer non plus. Quand les Églises prennent position politiquement, il s’agit le plus souvent d’un simple communiqué de presse ou de prises de parole ici ou là. Ce n’est évidemment pas l’essentiel de notre travail. Même lors de la campagne sur les multinationales, les Églises ont totalement assumé leur tâche de proximité et d’accompagnement spirituel. J’ai été pasteur en paroisse pendant dix-sept ans, je n’ai pas passé beaucoup de temps à faire de la politique! Mais comme les Églises n’existent dans les médias que sur des sujets en lien avec des sujets politiques ou de société, cela biaise la perception. La réalité vécue est différente de celle qui est représentée médiatiquement.
À vos yeux, les chrétiens auraient-ils une responsabilité supplémentaire à s’engager sur le plan politique, ne serait-ce que par leur vote?
Je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils ont une responsabilité supplémentaire par rapport aux autres citoyens, mais les chrétiens et les chrétiennes ont clairement une responsabilité au nom de leur foi: ils doivent se sentir concernés par les affaires de la cité, s’en préoccuper et prendre position.
Est-ce à dire qu’il y aurait toujours un choix «plus chrétien» qu’un autre?
Je pense, oui, qu’il y a une manière chrétienne de voir les choses et d’habiter ce monde. Après, il y a aussi des débats à l’intérieur des Églises, des interprétations différentes. Ce qui est important, c’est de voir dans quelle mesure ce que l’on dit est vraiment argumenté théologiquement et en lien avec une tradition, ou si les arguments relèvent d’influences politiciennes. Parce qu’il ne faut pas l’oublier: les partis politiques essaient aussi d’influencer les Églises.
Comment cela?
Il y a au sein des Églises des personnes qui ont évidemment des préférences politiques. On l’a vu très fortement autour de l’initiative pour des multinationales responsables, quand certains membres de partis bourgeois ont essayé de faire pression sur leur Église. Mais attention, des membres qui essaient de tirer la foi chrétienne dans la perspective de leur parti, on en trouve autant à droite qu’à gauche! La difficulté est alors d’essayer de dépolitiser le discours, d’en revenir à des arguments plus spécifiquement théologiques. Là est notre rôle.