"La loi anti-sectes fait le jeu des sectes"

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"La loi anti-sectes fait le jeu des sectes"

5 février 2001
La loi anti-sectes française actuellement en discussion à l'Assemblée nationale et au Sénat alimente la controverse et le soupçon d'atteinte à la liberté religieuse
Plusieurs organisations de défense des droits de l'homme lui reprochent son caractère flou pouvant mener à l'arbitraire et à de graves dérapages. Sociologue et chercheuse au CNRS, Françoise Champion analyse la politique française anti-sectes.§Françoise Champion, cette proposition de loi n'inciterait-elle pas les sectes à mieux respecter la liberté individuelle?Non. Cette loi fait au contraire le jeu des sectes. Elles aiment se dépeindre en martyrs de la liberté de pensée. Elles ont besoin de se mobiliser contre un adversaire pour resserrer les rangs et s'attirer de nouveaux sympathisants. De surcroît, cette loi rend selon moi un mauvais service aux personnes qui quittent les sectes après s'être aperçus de leur méprise. En leur assignant le statut de victimes et en leur offrant la possibilité de prendre leur revanche sur le plan judiciaire, la loi les maintient dans la dépendance de la secte. Du coup, il leur est difficile d'analyser lucidement la situation, notamment de prendre conscience du fait qu'ils ne sont pas totalement étrangers au mécanisme ayant abouti à leur soumission au gourou. Je crois qu'aussi longtemps que les anciens membres n'ont pas perçu leur contribution à ce mécanisme, ils restent dans la dépendance de la secte.

§Cette loi ne vous paraît donc pas nécessaire?Je crois que sur la base de ce texte, on risque de ne pas pouvoir juger en justice. L'adhésion et l'appartenance à une secte ne relèvent pas seulement de la séduction, de la manipulation mentale, de la volonté de profiter de personnes en état de faiblesse, fragilisées, même s'il peut y avoir dans cette manière de voir une part de réalité. Il convient avant tout d'y voir le résultat de demandes, demande de communauté resserrée, demande d'idéaux relativisant le malheur et le mal-être d'ici-et-maintenant, demande de thérapies et de méthodes de guérison différentes, demande de certitudes notamment d'avoir trouvé le bon gourou.

§Est-ce difficile de s'informer sur ces nouveaux groupements religieux?C'est d'autant plus difficile que la réalité s'est énormément diversifié et complexifiée. L'époque des vastes mouvements comme la scientologie ou les Témoins de Jéhovah est terminée. On assiste à l'éclosion d'une myriade de petits groupes rassemblant une centaine de personnes autour d'un gourou. Il est terriblement difficile de s'informer à fond sur tous ces groupes et de les surveiller de près. D'autre part, quels sont les risques pour les disciples? On ne sait le dire avec précision. Dans ces conditions, il me semble hasardeux d'édicter une loi.

§Mais en l'état, des abus restent impunis?Oui. Il semble en effet qu'il y ait des abus et il faut s'en préoccuper. Mais il est dangereux d'englober sous le terme disqualifiant de "secte" une immense variété de groupements qui sont loin d'être tous dangereux, ou du moins faut-il préciser et hiérarchiser les dangers, car les "sectes" sont extrêmement diverses et posent des problèmes très différents les unes des autres. D'autre part, il faut se rendre compte que les grandes Eglises ont perdu le contrôle du surnaturel. Ce n'est plus nécessairement vers elles que l'on cherche des réponses. Les gens ont le libre choix d'essayer diverses démarches, thérapie psycho-religieuse, voyance, régression intérieure, guérison, offertes par des entrepreneurs religieux qui facturent leurs services. L'apparition de ce marché religieux, avec un certain nombre d'escrocs et de charlatans, suit l'évolution globale de la société démocratique axées sur la liberté individuelle. Aucune loi ne pourra empêcher les effets pervers liés à l'avènement de ce marché religieux. Il n'en reste pas moins que derrière cette religiosité sauvage, les gens ont une authentique demande d'idéaux, de valeurs et de convictions. Il peut être utile de rappeler qu'au Etats-Unis, les seules Eglises à gagner de nouveaux membres sont les Eglises évangéliques et pentecôtistes.

§La Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS) mise en place par Lionel Jospin tient-elle suffisamment compte de cette réalité?La MILS se rend parfaitement compte que l'heure présente est au développement de groupes alliant thérapie et religion, formation et religion. Mais elle ne comprend pas du tout qu'on puisse par exemple chercher de l'ésotérisme : elle remet ainsi en cause la liberté de croyance, quoiqu"elle en dise. Un autre aspect de l'action de la MILS consiste à pousser les petites Eglises à s'institutionnaliser pour ne pas avoir d'ennui, notamment en entrant dans les grandes fédérations comme la Fédération protestante de France. Ce qui pose des problèmes de part et d'autre. Il faut aussi comprendre le jeu des refus sectaires : les tentatives de normalisation ne font pas plaisir à tout le monde et certains disciples peuvent fonder un groupe dissident. De pareilles tensions sont visibles au sein des Témoins de Jéhovah, qui se sont beaucoup normalisés ces dernières années, causant passablement de frustrations chez certains de leurs membres.

§Plutôt qu'une loi, la Suisse a mis en place des observatoires des religions. Cette voie vous paraît-elle meilleure?Très nettement. Personnellement, je m'efforce de ne pas utiliser le terme de "secte" qui est péjoratif, polémique et qui crée la peur. Il convient de constater que l'essor des nouvelles religions découle directement de la nature de nos sociétés pluralistes. Plus il y a de pluralisme, plus les gens ont soif de certitudes fortes pour combler l'incertitude.

§Propos recueillis par Jacques-Olivier Pidoux