« Le football exprime l’état de notre société et son besoin d’arbitres »

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[pas de légende]

« Le football exprime l’état de notre société et son besoin d’arbitres »

9 mai 2008
L’éthicien protestant Denis Müller publie un livre consacré au «football, ses dieux et ses démons». Un sport qui «comme chacun d’entre nous, est traversé par la tricherie, la violence et la tragédie», appelant une réaction de la part de la société.

Denis Müller, vous consacrez votre dernier ouvrage au football, présenté comme une « quasi-religion » car il suscite « enthousiasme irrationnel, fanatisme, superstition, aveuglement de masse, ethnocentrisme et nationalisme ». N’y a-t-il pas quelque chose d’artificiel dans les parallèles établis, y compris par les Eglises elles-mêmes, entre football et religion ? Dans quelle mesure ne tentent-elles pas de récupérer à leur profit une part de l’engouement populaire pour l’Euro 2008 ?

C’est vrai qu’il existe une sorte de concurrence entre stades et Eglises, tentées de comparer, à tort ou à raison, leurs bancs trop vides avec ceux supposés très pleins des stades. La société s’est sécularisée au point de ne plus accorder d’importance à l’heure des cultes, qui peuvent se dérouler en même temps que certains matches. A la suite des protestants évangéliques, les Eglises ont constaté qu’être présentes dans les stades leur permettait aussi de bénéficier du prestige de ce lieu sportif. Mais surtout, les Eglises protestantes et catholiques ont compris que le football était un phénomène social, qui posait des enjeux éthiques et de société (que l’on pense à la prostitution coexistant en marge de ces manifestations, aux marchés des joueurs, objets d’échanges entre le Nord et le Sud, à la violence des stades). Les Eglises ont le devoir moral d’accompagner ce phénomène humain, un peu comme les aumôniers de Manchester ou de Liverpool ont contribué activement à la fondation et à l’essor de ces clubs. Ne pas le faire serait une marque de mépris, qui a pu exister dans certains milieux protestants bien pensants et élitaires.

Vous dites qu’ « en fin de compte, le football est le symbole de l’ambivalence fondamentale de l’être humain », écartelé entre l’affirmation de soi et le désir d’anéantir l’adversaire. N’est-ce pas une excuse qui permet de pardonner facilement tous les travers de ce sport, des matches truqués au racisme et à la violence sur les terrains de jeu ?

Lorsque je dis que « le football, comme notre société et chacun d’entre nous, est traversé par la faute, la tricherie, l’hypocrisie, la violence et la tragédie », je ne dis pas par là que la société doit laisser faire, mais que le football révèle une réalité sociale. Cette ambivalence de l’homme n’est pas contradictoire avec la nécessité d’avoir des règles. Le chapitre le plus important et la thèse centrale de mon livre sont consacrés à l’arbitre, représentant la figure du juge et de l’éthique qui doit être renforcée. J’aurais pu montrer en quoi la perte de respect que l’on constate envers les arbitres est due à une perte de respect envers les règles générales de notre société. Le laisser-faire, tout comme le contrôle excessif qui multiplie les caméras de surveillance, montrent que l’on n’a plus confiance en la démocratie. La société doit soutenir les arbitres, ne pas laisser les clubs faire et défaire les entraîneurs à leur guise, refuser de nommer des cadres qui appellent à « tuer l’adversaire ».

Quelles sont les « forces démoniaques » qui menacent le football aujourd’hui?

C’est cette espèce d’idolâtrie de la performance qui fait du football une quasi-religion et réveille les forces obscures réclamant la mort de l’arbitre. On attend du centre-avant qu’il marque des buts, du gardien qu’il n’en encaisse aucun, de l’entraîneur qu’il trouve le chemin du succès et s’ils ne le font pas, ils sont sommés de se justifier ou sont licenciés. Le football y perd sa gratuité, son côté festif, et ces moments miraculeux qui permettent la victoire du petit, la revanche du pauvre, le rétablissement de la justice entre les forts et les faibles. On touche alors à une forme de sacré, une part de transcendance et de grâce du jeu. Je ne suis pas dupe du pouvoir de l’argent, mais il arrive que des sans-grades, un club de troisième division française puisse gagner sa place au soleil et accéder à la gloire. A soixante ans, j’ai toujours l’enthousiasme transmis par mon père, avec qui j’allais voir les matches, et je sais que je suis à l’unisson de millions de gens.

Les Eglises ont-elles des leçons à tirer de cet engouement sportif ?

Le football révèle quelque chose de l’humain, mais c’est un théâtre dont les enjeux ne sont pas décisifs. C’est un leurre de penser que les Eglises devraient aller y chercher des leçons de succès. Il ne suffit pas de changer les instruments du culte pour remplir les églises, mais là, je parle en protestant réformé ; un évangélique serait peut-être d’un autre avis. On peut envier le côté festif et joyeux du football, mais nous ne jouons pas dans la même catégorie, le succès des Eglises ne se mesure pas au nombre de buts et au son du tiroir-caisse.