Etre ou ne pas être Charlie

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Etre ou ne pas être Charlie

14 janvier 2015
Chaque semaine, Protestinfo laisse carte blanche à des personnalités réformée.

Jean-Paul Guisan, théologien et fondateur du groupe C+H, rappelle que la tradition biblique est émaillée de provocateurs.

Après la sidération, le malaise. La liberté d’expression républicaine érigée en Absolu qui ne saurait être limité. Si ce n’est pas une posture religieuse… Aussi n’avais-je pas envie de jeter la pierre à Doris Leuthard dont le tweet qui n’était pas dépourvu de pertinence, à défaut d’à-propos (sauf si on lui attribue de basses préoccupations touchant à notre sécurité). Je repensais au combat pour étendre à l’orientation sexuelle la protection contre la discrimination (art 261 bis du Code pénal), dont on dit qu’il ne menace pas la liberté d’expression sauf quand elle débouche sur l’incitation à la haine. (Je m’interroge juste sur la proportion de ceux qui se sentent proches de Doris Leuthard à se retrouver dans ce combat -là.)

J’étais donc tenté de dire «je ne suis pas Charlie», parce que même si les dessinateurs de Charlie ont été décrits par leurs proches et leurs amis comme des modèles de gentillesse tout sauf islamophobe, etc., ils avaient adopté une posture (cohérente avec l’idée qu’ils se faisaient de leur vocation, et déjà respectable de ce fait) d’insensibilité radicale à une hypersensibilité qui n’était pas celle des grands et des puissants, mais aussi de petits –instrumentalisés jusqu’au passage à l’acte atroce par de moins petits sur la base de la noble et respectable conviction que leur religion est une réponse à l’injustice et l’humiliation auxquelles ils sont exposés.

Dieu merci, d’autres considérations m’ont aidé à surmonter ma réticence à être Charlie. Si, avec Cohn-Bendit, nous étions tous des Juifs allemands, cela n’impliquait pas que tous les Juifs allemands eussent été des modèles de sensibilité aux malheurs de leurs prochains? Et charger Charlie en se réclamant de Jésus, au nom des petits, serait d’un goût peut-être plus douteux que celui qu’on reproche à ses caricatures, quand il ne témoignerait pas aussi d’une forme d’insensibilité et d’aveuglement dogmatique.

A Jésus, bien au contraire, on prête des opinions radicales à en mourir sur la manière dont ses contemporains comprenaient et pratiquaient leur religion (certes, il ne s’agissait pas de celle des autres), revendiquant et assumant le caractère scandaleux de ses propos pour ceux que cela devait scandaliser. Ses prédécesseurs n’avaient pas été en reste en matière de provocation. Il suffit de penser au langage pornographique et insultant du prophète Ezéchiel pour illustrer l’infidélité que commet Jérusalem en s’alliant avec l’Egypte: «Elle montra sa sensualité avec leurs débauchés: leur membre est un membre d’âne, leur éjaculation celle d’un cheval.» (Ez 23,20)

avec la nuée de celles et ceux qui ont plus de courage et de cohérence que moi: oui, je suis Charlie

Alors, avec Amos le bouseux qui insulte les dames oisives exploiteuses des pauvres (des vaches brouteuses); avec Esaïe qui ridiculise les idoles des autres peuples et du sien avec un acharnement dogmatique peu soucieux de pluralisme; avec Jean-le-Voyant de l’Apocalypse obsédé (comme tout prophète se doit de l’être) par la vision des prostituées; Rûmî qui identifie Dieu à un Amant cruel en cas d’absence; Luther qui attribue à la constipation sa redécouverte de la Grâce; mais aussi avec les gens gentils que leur bonne volonté et leur détermination rend autant agaçants et dérangeants qu’ils sont efficaces; avec la nuée de celles et ceux qui ont plus de courage et de cohérence que moi: oui, je suis Charlie.