Lettre à mon petit-fils

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Lettre à mon petit-fils

23 juin 2016
Protestinfo laisse régulièrement carte blanche à des personnalités réformées.

Sous la forme de la lettre ouverte, le professeur de théologie systématique Pierre Bühler réagit au drame des migrants morts en Méditerrannée

Image: Francesco Piobbico/Mediterraneanhope

Cher C.,

Avec tes bientôt deux ans et demi, tu n’es pas encore en mesure de lire cette lettre. Pourquoi, dès lors, te l’écrire? Tu la liras plus tard, peut-être, et elle me permettra alors de mieux te répondre, le jour où, devenu adolescent ou même adulte, tu me demanderas: «Grand-père, pourquoi, dans les années de mon enfance, avez-vous laissé mourir autant d’êtres humains dans la Méditerranée? Autant d’enfants qui, souvent, avaient mon âge et qui, avec leurs parents, tentaient de fuir les horreurs de la guerre, de la dictature, des exactions, et qui ont fini noyés au fond de la mer?»

Je le sais déjà, je serai très emprunté, muet probablement. Et je pourrai alors te montrer cette lettre, pour me donner un peu de temps pour réfléchir à une réponse honnête, franche. «Tu sais, c’était ahurissant, paralysant, ces chiffres astronomiques. 800 par semaine, parfois, ou 350 en un week-end, 2500 en quelques mois! Il fallait résister intérieurement pour ne pas se laisser abattre. Et que faire contre l’indifférence des gouvernements européens qui se contentaient de renforcer leur forteresse-Europe, qui, partout, érigeaient des murs et des barbelés, qui ne parvenaient jamais à s’entendre sur une politique d’accueil digne de ce nom? Ces gouvernements qui refusaient obstinément d’envisager la seule solution envisageable, celle d’une entrée légale! Même la population suisse a accepté sans sourciller de supprimer la possibilité de déposer des demandes d’asile dans les ambassades, ce qui aurait pourtant évité bien des drames. Tu sais, avec beaucoup d’autres, qui se sentaient citoyens responsables, nous avons tenté de réagir, de faire ce que nous pouvions, avec nos forces limitées, sans capituler.»

Et j’essaierai de te parler de ces hommes et femmes qui ont interrompu leur carrière et acheté un bateau, pour sillonner sur la mer Méditerranée, à la recherche d’embarcations en perdition. Je te parlerai de ce prêtre érythréen établi en Suisse qui, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, attendait les messages de détresse sur son portable pour les relayer à des bateaux susceptible de secourir. Je te parlerai de la maire de l’île de Lampedusa qui a tenté d’ébranler les gouvernements européens en leur parlant du cimetière de l’île qui devenait bien trop petite et en leur demandant un télégramme de condoléances pour chaque mort repêché et enterré sur son île.

Et je te montrerai peut-être mon dossier de photos et de dessins de presse consacrés au petit kurde Aylan Kurdi, trouvé mort sur une plage de Turquie à peu près à ton âge et devenu le symbole criant de tous les enfants migrants perdus dans la mer Méditerranée.

Puis je t’inviterai peut-être à écouter ensemble la chanson «Epilogue» de Jean Ferrat:
«Songez qu’on n’arrête jamais de se battre et qu’avoir vaincu n’est trois fois rien
Et que tout est remis en cause du moment que l’homme de l’homme est comptable
Nous avons vu faire de grandes choses, mais il y en eut d’épouvantables
[…]
Je ne dis pas cela pour démoraliser. Il faut regarder le néant
En face pour savoir en triompher. Le chant n’est pas moins beau quand il décline
Il faut savoir ailleurs l’entendre qui renaît comme l’écho dans les collines
[…]
Le drame il faut savoir y tenir sa partie et même qu’une voix se tait
Sachez-le toujours le chœur profond reprend la phrase interrompue»

Mais je le sais déjà, j’aurai honte et je te demanderai pardon.

Ton grand-père