Les défis de l’organisation ecclésiale

Un équilibre fragile entre théologie et management / Un équilibre fragile entre théologie et management
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Un équilibre fragile entre théologie et management
Un équilibre fragile entre théologie et management

Les défis de l’organisation ecclésiale

17 juin 2021

L’accusation de « manquer de théologie » est régulièrement lancée dans l’entourage du synode de l’EERV et du programme de législature du Conseil Synodal vaudois présenté en décembre 2020 (pdf à télécharger). Des remarques fusent lors de sessions parlementaires en ligne, contestant la dimension managériale de ce texte. Par médias interposés [1], le reproche d’un manque de discours théologiques disqualifie le document d’un revers du clavier.

Il est vrai que la gestion d’une Église relève d’une réalité aux multiples complexités. Aux divergences institutionnelles et relationnelles s’ajoutent des débats théologiques pour lesquels les sciences du management ne semblent d’aucun recours. Tel un mantra, l’expression «l’Église n’est pas une entreprise» fait florès depuis plusieurs années déjà.

Les données du conflit

Ce qui frappe avant tout, c’est l’opposition entre le langage du monde de l’organisation, présenté comme technocratique, et celui de la théologie. Intuitivement, tout sépare en effet l’un et l’autre. Le premier vient de l’humain et vise une performance mesurable. Le second ouvre à la transcendance et vise un décentrement dont les effets ne sont pas directement mesurables et ne doivent pas chercher à l’être. Mais ce premier réflexe appelle à un questionnement. En quoi des solutions qui font référence au management seraient-elles privées de toute valeur théologique ? Et pourquoi les difficultés de l’Église, les problèmes pratiques et techniques seraient-ils dénués de sens voire même méprisables ? Et encore : comment faudrait-il convoquer des références théologiques pour trouver des solutions à des questions institutionnelles ?

La confession en un Dieu qui fait sa place au cœur même des complexités de la condition humaine conduit à intégrer positivement ces éléments contingents. Il n’y a pas lieu de poser d’emblée une contradiction entre ce qui relève de l’humain et ce qui relève du divin. Au nom du principe de l’incarnation, des pans entiers de la théologie [2] s’emploient à travailler la dichotomie entre l’humain et le divin, l’horizontal et le vertical. Non pas pour opposer l’un et l’autre, non pas pour les confondre, mais pour les articuler. L’expression d’une pensée théologique se dit toujours dans un contexte particulier. Dans cette perspective, un langage managérial ne vient nullement s’opposer à une réflexion théologique. Il n’est donc pas question d’examiner si une approche dite technocratique contient ou non de la théologie. Pas plus qu’on ne pourrait déduire de la Bible ou de l’histoire chrétienne une seule façon légitime de conduire l’Église. On peut débattre de l’idée de faire de Jésus un super-manager [3] mais cette seule perspective serait réductrice. Il s’agit plutôt d’identifier à quelles orientations théologiques se réfèrent, implicitement ou explicitement, les options choisies. Il convient donc de dépasser l’idée que lorsqu’on s’exprime sur des éléments qui touchent à la vie, en particulier à celle de l’Église, on ne fait pas de théologie. Et cela même si le vocabulaire utilisé est profane.

Analyser la demande

A vrai dire, l’appel à davantage de contenus théologiques a de quoi étonner. En comparaison à d’autres confessions, les Églises réformées romandes sont plutôt exigeantes en la matière pour la formation de leurs ministres. Elles réclament de longues études, accompagnent soigneusement les stagiaires et passent les candidats au crible d’un examen de consécration. On peut s’attendre à ce que les ministres, actifs à tous les niveaux de l’institution, soient en mesure d’assurer en tout lieu la qualité du suivi théologique. Les documents internes et les grandes orientations seraient donc solidement arrimés à des siècles de tradition et de réflexion. Dès-lors, le prétendu manque de théologie ne serait-il pas simplement l’absence d’une forme de langage dans lequel le discours religieux a pris l’habitude de s’exprimer ? Ou alors, faut-il lire dans cette affirmation le regret qu’une autorité théologique ne mène le bal ? Un appel angoissé à une béquille doctrinale, une norme morale ou une sécurité toute académique auréolée d’une garantie scientifique ?

Derrière cette demande se cache peut-être surtout une recherche de décentrement qu’il s’agit d’écouter. Un rappel que l’Église ne vit pas de son propre maintien ou de son propre salut, mais d’une annonce qui la précède et la dépasse. A trop vouloir poser le regard sur l’institution, son message essentiel et sa raison d’être s’en trouveraient affadis.

Déceler les illusions

Toute légitime qu’elle soit, cette demande cache peut-être une illusion trompeuse : l’idée qu’une saine théologie engendre une saine ecclésiologie qui, elle, saurait solutionner les difficultés de l’Église. L’histoire de l’émergence des premières communautés chrétiennes est, à ce titre, intéressante. Le plus ancien auteur chrétien connu, l’apôtre Paul, consacre ses premiers écrits à répondre à des questions d’organisation qui travaillent les communautés du premier siècle [4]. Les débats concernent les tensions qui traversent la première génération chrétienne tiraillée entre la loyauté à ses racines juives et l’appel de la nouveauté du Christ. On peut repérer des traces de ces réflexions dans la diversité des expressions qui évoquent l’Église. Tantôt désignée comme «peuple de Dieu [5]» en référence au peuple élu, elle est aussi identifiée comme «corps du Christ [6]» voire même comme «épouse du Christ [7]». L’utilisation de ces expressions et d’autres encore indique des accents différents et révèle des conceptions de l’Église qui ne sont pas stabilisées. Cela indique que Paul, et d’autres à sa suite, intègre dans l’évolution de sa pensée théologique, des éléments d’actualité et d’expérience. Ses arguments évoluent au fil du temps montrant que l’analyse de situations nouvelles le conduit à reprendre son discours. Ses réflexions sur le sens et l’enracinement ne sont pas détachées des nécessités organisationnelles. Au contraire, les problématiques nouvelles représentent des occasions de réinterpréter l’héritage. Ce n’est pas la construction d’une ecclésiologie de laboratoire qui a conduit à l’émergence de communautés, mais bien un engagement concret accompagné de reprises théologiques.

Articuler théologie et organisation

Aujourd’hui encore, les considérations théologiques comme les approches managériales sont au cœur du défi de la vivification de l’Église. Dans une étroite proximité, un dialogue respectueux et large, ces disciplines amènent un jeu fécond de tensions et de débats. Celui-ci se joue dans les deux sens, de l’engagement au questionnement et de la réflexion à la pratique. Cette circulation permet d’éviter de sacraliser la théologie en dénigrant les analyses institutionnelles, comptables ou techniques. Mais elle n’intronise pas non plus les sciences de l’organisation comme des disciplines de foi. Il s’agit de différencier les registres et ne pas chercher à tout spiritualiser ni à tout aplatir dans une analyse entrepreneuriale. Il s’agit peut-être aussi de réinterroger la théologie à partir des expériences paroissiales, de la sécularisation, des représentations contemporaines. Engager des forces dans la recherche appliquée et ne pas tout miser sur la recherche fondamentale. Non pas pour prétendre résoudre les tensions, mais pour alimenter le dialogue et ne pas céder à des accusations faciles lâchées depuis une tribune.

Ce texte a été publié via la newsletter fl@sh EERV, N° 343, juin 2021

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[1] Si l’Eglise ne fait plus son travail, qui s’en chargera?, Jean-Denis Kraege, 24heures du 12 avril 2021.

[2] Parmi de nombreux autres, les textes de Jürgen Moltmann sont particulièrement éclairants en matière d’ecclésiologie contemporaine.

[3] Ou encore : Morand, Maxime, Petit guide du leadership provoc'acteur selon Jésus-Christ, Ed. Favre, 2020

[4] Aletti, Jean-Noël, Essai sur l’ecclésiologie des lettres de Saint-Paul, Ed. Gabalda, Pendé, 2009

[5] Rm 9, 24-26 ; 2 Co 6, 16 ; Ga 4, 22-31 ; Hb 4, 9-11 ; 1 P 2, 9

[6] 1 Co 10, 16-17 ; 12, 12-27 ; Rm 12, 4-5

[7] 2Co 11, 2 ; Rm 7, 4 ; Ep 5, 25-27

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