Hommage à Eric Fuchs ∙ Le cri de détresse de Goya

Le chien , peinture réalisée par Francisco de Goya directement sur les murs de sa maison entre 1819 et 1823. / Francisco de Goya / Musée Prado
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Le chien , peinture réalisée par Francisco de Goya directement sur les murs de sa maison entre 1819 et 1823.
Francisco de Goya / Musée Prado

Hommage à Eric Fuchs ∙ Le cri de détresse de Goya

ABANDON
Passionné de peinture, Eric Fuchs entretient des liens très forts avec de nombreuses œuvres et choisir fut difficile. Finalement, Le Chien de Goya s’est imposé.

Eric Fuchs

HOMMAGE ∙ Professeur d'éthique et pasteur, Eric Fuchs s'est éteint le 24 octobre 2023 à l'âge de 90 ans. Dans notre édition de juillet août 2017, il avait accepté de nous parler d'une œuvre d'art qui l'avait marqué. La rédaction vous propose de redécouvrir cet entretien.

UNE ŒUVRE DANS LA VIE D’ERIC FUCHS

Eric Fuchs n’a jamais oublié sa première rencontre avec cette œuvre tardive du grand maître espagnol. «J’avais emmené mes étudiants en voyage d’études à Madrid et nous visitions le Prado. Je suis entré, seul, dans une salle et j’ai aperçu un tableau de taille modeste entre deux grandes toiles. Je me suis approché et l’émotion m’a submergé. Voir ce petit chien, là en bas, qui paraît s’enfoncer dans la terre ou dans le sable, écrasé sous un immense ciel jaune, moche, vide… Un petit visage tourné vers le haut appelle au secours et personne ne vient… Toute la détresse du monde est là, ça serre le cœur.»

Personne ne sait comment Goya aurait intitulé cette œuvre qui n’était pas destinée à être exposée. Peinte directement à l’huile sur le plâtre du mur d’une maison des environs de Madrid où l’artiste septuagénaire vécut entre 1819 et 1823, elle fait partie de quinze fresques dites «peintures noires» transférées sur toiles une cinquantaine d’années plus tard. Pour certains critiques d’art Le Chien constitue une rupture radicale et préfigure l’impressionnisme, voire même le surréalisme. Le peintre et écrivain espagnol Antonio Saura, l’une des figures de ce mouvement, y verra tout simplement «la plus belle peinture du monde».
 

« Un petit visage tourné vers le haut appelle au secours et personne ne vient… Toute la détresse du monde est là »

L’art mène à la spiritualité

Eric Fuchs, lui, ignore les hiérarchies. Pour autant que la toile soit marquante. «Une croûte est un mur; une œuvre forte, une fenêtre, assène-t-il. Il n’y a pas un tableau en particulier, un artiste ou une période que je préfère. Mais certaines œuvres me touchent profondément.» Et de citer tel paysage de Vallotton, une crucifixion de Francis Bacon, la vocation de saint Matthieu par Le Caravage ou une toile lacérée de Luigi Fontana… «A travers elles et tant
d’autres, je ressens que la peinture dit quelque chose du mystère du monde. Elle peut aller au-delà du réel, exprimer la transcendance. L’art est un chemin qui mène à la spiritualité, il suffit de se laisser porter.»

Une conviction qu’il a exprimée dans l’un de ses ouvrages Faire voir l’invisible. Réflexions théologiques sur la peinture*. Le théologien genevois y évoque ainsi Le Chien de Goya: «La peinture ici a vraiment une signification religieuse en nous reliant, par l’émotion qu’elle suscite, à notre propre interrogation sur la vie et la mort, sur l’inexorable fragilité de notre condition.» Une thématique nourrie chez le maître espagnol par les horreurs des guerres qui ont ravagé l’Espagne au XIXe siècle.

«Pour moi, ce chien est l’expérience de l’abandon absolu. Avec très peu de moyens, une petite silhouette et un vide écrasant, ce tableau est la quintessence de cette douleur», nous affirme Eric Fuchs. Lui, le théologien reconnu, éprouve-t-il aussi cette désespérance? «Comme chrétien, je ne pense pas que nous soyons abandonnés de cette manière, mais beaucoup de gens le ressentent à notre époque. Il suffit de regarder les informations à la télévision… il y a tellement d’horreurs. Et que peut-on faire?» Dans ce «chef d’œuvre absolu», il voit «non seulement une réflexion spirituelle, mais aussi morale sur le malheur. Ce tableau nous remet en cause, il suscite une autocritique puissante qui est désagréable ». Saurions-nous répondre au cri de détresse de ce petit chien?

Ressentir la peinture prend du temps

L’intérêt d’Eric Fuchs pour la peinture a surgi en contraste d’une vie professionnelle consacrée à l’enseignement de l’éthique, à la confrontation avec les grands philosophes et les grands théologiens. «C’est passionnant, mais un peu sec», résume-t-il dans un sourire. De son propre aveu «nul en dessin à l’école», il a peu à peu nourri sa passion de l’art pictural en fréquentant assidûment les musées. Mais, attention, pas comme tant de visiteurs pressés. «Pour moi, c’est véritablement criminel de passer à toute vitesse devant des œuvres, s’emporte cet amateur averti. Ressentir la peinture prend du temps, c’est comme établir une relation avec quelqu’un.»

Bio express

Eric Fuchs a 85 ans. Etudes de  théologie  à  Genève,  sa ville natale, et à Montpellier, consacré  pasteur  en  1958. De 1960 à 1979, directeur du Centre protestant d’études,  une expérience qui l’oriente vers l’éthique. En 1973, fondation avec des confrères protestants et catholiques de l’Atelier œcuménique de théologie qu’il codirige jusqu’en 1980. En 1978, thèse de doctorat – Le désir et la tendresse. Pour une éthique chrétienne de la sexualité  –  qui  connaît  plusieurs éditions. Devient rapidement l’un des meilleurs spécialistes d’éthique chrétienne. En 1981, premier titulaire d’une chaire d’éthique à Lausanne,  puis à Genève jusqu’en 1998. Publication de nombreux ouvrages dont L’éthique protestante (1991), L’exigence et le don (2000), Et c’est ainsi qu’une voie infinie… (2009), une méditation personnelle sur la foi. En 2012, Turbulences; les Réformés en crise  avec Pierre Glardon, suscite le débat  autour  du  risque  d’une perte d’identité des protestants. Il vient de publier Entre insouciance et responsabilité. Quel sens donner à sa vie.
 

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