
Le complotisme par-delà les clichés
Comment en vient-on à s’intéresser au complotisme? Pour Pierre France, doctorant à l’Université d’Aix-Marseille et fellow (enseignant-chercheur) à l’Université de Stanford (États-Unis), tout a commencé par une rencontre doctorale sur le sujet au cours de laquelle des personnes complotistes sont venues se présenter pour échanger.«J’ai découvert des gens normaux, bien loin des préjugés existants à leur sujet. Je me suis intéressé à leurs pratiques, ce qu’ils appellent leurs ‹ recherches.»
Il publie un premier article en 2017 puis mène différentes enquêtes sociologiques, en ligne et sur le terrain, sur des groupes qui réfutent la réalité des attentats du 11 septembre 2001. Ses recherches ont lieu en France, au Liban puis à San Francisco, où est né le complotisme «originel» autour de cet événement. «Le mouvement existait déjà aux États-Unis. Mais en Europe, quelque chose se joue à propos du 11 Septembre, avec l’essor d’un nouvel internet centré sur la vidéo qui naît vers 2005, portant avec lui une nouvelle vague complotiste. Le premier blockbusterde YouTube à cette époque est une vidéo complotiste.» Le chercheur n’utilise pas les termes «théories du complot» et n’a pas une définition scientifique du mot «complotisme». «J’étudie plutôt la manière dont ce terme est utilisé pour délégitimer les gens. Il est devenu un repoussoir, un stigma… paradoxalement retourné par ceux qui en sont victimes, qui aujourd’hui s’en revendiquent presque avec humour», observe le doctorant. Ses recherches déjouent quelques idées reçues sur ces mouvements.
Carriéristes ou sympathisants
Par exemple, «on a l’image d’un homme seul, hirsute, derrière son ordinateur. Mais le mouvement s’est féminisé. Il s’agit d’une mobilisation sociale aux articulations complexes. En France, on trouve beaucoup de petits groupes hors de Paris, mais tous ceux qui sont connectés en ligne ne se retrouvent pas en présence et inversement. Le tout reste minoritaire, 200 personnes au maximum pour le groupe étudié.» La rupture biographique est un des points communs des adhérents à ces récits alternatifs. Les divorces, déclassements professionnels, les déménagements sont fréquents. Ce qui tend, pour Pierre France, à montrer que «l’on ne vient pas au complotisme à partir d’une croyance claire et intense» mais plutôt par la possibilité de remobiliser des compétences, de retrouver un statut social ou un réseau. Le chercheur identifie différents profils: les entrepreneurs,qui élaborent de véritables carrières dans le domaine en publiant des livres ou en multipliant les conférences, celles et ceux qui consomment des contenus complotistes «pour rire» sans y adhérer, les «petits rôles» de soutien «qui réalisent le graphisme d’un flyer, les cookies pour une soirée, compilent des bases de données»…
L’approche sociologique de Pierre France est compréhensive et ressemble aux recherches classiques sur le militantisme politique. Elle ouvre une analyse différente du sujet, face à des courants de recherche en sciences cognitives qui assimilent les récits et méthodologies des mouvements complotistes à des maladies mentales. «On trouve bien entendu des profils pour qui la croyance dans un récit s’apparenterait à une paranoïa sur le plan clinique. Mais la plupart des enquêtés rencontrés ne sont pas structurés par une seule croyance ou un seul récit alternatif», explique le chercheur.
Par contre, «en devenant complotiste, on peut développer des pathologies, car on manie des histoires angoissantes. C’est un milieu violent où la régulation est rude: conflits, départs brusques et définitifs»… L’une des forces de son travail est de montrer l’évolution sur plus de vingt ans de ce mouvement social protéiforme, aujourd’hui presque «folklorisé». L’influence de ces récits a bien diminué face à d’autres formes de désinformation plus sophistiquées, issues… d’États ou d’entreprises.
En savoir plus
• «Comment devient-on complotiste?». Une conférence publique de Pierre France au CIC à retrouver sur cic-info.ch.

