«Les pratiques ecclésiales restent genrées »

© Julien Karn
i
© Julien Karn

«Les pratiques ecclésiales restent genrées »

Déclic
La théologienne protestante alsacienne, pionnière de l’inclusivité et du féminisme, est passée du combat à la proposition. Cette militante aguerrie intervient souvent en Suisse.

Sainte-Marie-aux-Mines, vallée des Vosges alsaciennes, 2006. Joan Charras Sancho et son mari, Amaury, nouveau pasteur dans cette paroisse, sont accueillis lors d’un culte. Au micro, un responsable bien intentionné: «Mesdames, vous aiderez ce jeune couple à s’installer.» Quand elle raconte l’anecdote, Joan Charras en rit. «N’empêche que ce ‹Mesdames› résonne jusqu’à aujourd’hui à mes oreilles.»

La doctorante d’alors 25 ans décide de réunir ces «dames de la paroisse». «C’était la première fois que j’organisais des réunions en ‹non-mixité›. J’ai alors découvert combien la culture patriarcale du protestantisme était encore à l’œuvre. Ces femmes faisaient beaucoup de choses, mais prenaient rarement la parole.»

C’est le déclic, Joan Charras «entre» en féminisme. Ce qui n’était pas gagné. «Mes parents sont travailleurs sociaux, de gauche (…) si notre langage sur les questions d’égalité était maîtrisé, dans les faits, les pratiques restaient genrées.» Issue «d’une famille arc-en-ciel», Joan Charras avait déjà fait ses armes dans un combat, celui des droits des personnes LGBTI. «En me focalisant là-dessus, j’avais survolé le féminisme. Il m’a fallu ce détour pour y revenir.»

A l’époque où Joan Charras vit à Sainte-Marie-aux-Mines, le protestantisme régional ne se pose pas la question de l’égalité – quand il ne se considère pas comme la religion la plus progressiste en la matière. Confrontées au sexisme ordinaire ou à des différences de traitement, les collègues de Joan Charras font le dos rond. La jeune femme d’alors est bien entourée. Sa responsable de thèse? Elisabeth Parmentier, aujourd’hui viced-oyenne de la Faculté de théologie protestante de Genève et co-auteure d’une Bible des femmes*. «Elle a été mon mentor, je lui dois énormément.» Elle trouve aussi des alliés parmi les hommes pasteurs, dont son mari, Amaury. Sa prise de conscience reste compliquée, car «il faut dépasser la colère qu’elle engendre, même savoir l’utiliser. C’est un changement d’équilibre.» 

Ce renversement survient en 2009 pour Joan, alors qu’elle est enceinte de sa troisième fille. «Tout le monde me demandait quand j’allais ‹enfin donner naissance à un garçon›… Je me suis dit qu’il fallait passer de l’indignation à la construction.» Peu à peu, Joan apprend à verbaliser tout comportement sexiste, refuser fermement les échanges non constructifs, pour s’éviter un burn-out militant, parce qu’elle croit que la conscientisation est nécessaire: «il faut passer par des phases d’opposition pour faire son chemin.» Surtout, elle développe le site Accueil radical**, qui fourmille de ressources et réflexions théologiques, pour rendre les communautés protestantes plus sensibles aux différences.

«On a tous quelque chose de bancal dans notre féminisme»

Elle coanime aussi l’antenne inclusive de la paroisse Saint-Guillaume à Strasbourg. Le lieu se veut un laboratoire pour l’accueil des LGBTI dans le protestantisme. Le concept vous rappelle un certain LAB à Genève? Les liens de Joan avec la Suisse sont très forts. «Je viens très souvent donner des formations, invitée par des amis pasteurs, diacres ou prédicateurs.» La théologienne a plusieurs cordes à son arc… Elle édite la revue Vie et liturgie qui propose des textes cultuels «moins policés». Secrétaire de la Centrale chrétienne de littérature francophone, elle fait des détours par le féminisme protestant africain, qu’elle respecte sans partager sa vision essentialiste.

«Après quinze ans d’engagement, je peux dire qu’on a tous quelque part quelque chose de bancal dans notre féminisme: on ne trouvera jamais un féminisme qui puisse réconcilier toutes les cultures, les éducations. Par contre, on peut développer un féminisme de la frontière: je me tiens à ma frontière, et je te tends la main dans tes combats, sans laisser aucun homme la fermer.» Son atout le plus récent? Sa participation à une Bible des femmes. «Je ne me pensais pas capable de faire des études bibliques féministes; or je sens que ce que je développe me nourrit et nourrit d’autres personnes aussi. Le texte de la Samaritaine, que j’ai traité, me réconforte profondément: Jésus a toujours soutenu les femmes, les a même envoyées en mission, peu importe les préjugés ou l’oppression qu’elles ont subie. C’est ma forteresse ultime, mon réconfort imprenable.»