Le «sans alcool», indice de changements sociétaux

Avec 11,5 litres d’alcool pur par an par habitant, moyenne haute de l’OCDE, la marge pour la consommation de «sans alcool» en Suisse est encore importante. / © iStock/itakdalee
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Avec 11,5 litres d’alcool pur par an par habitant, moyenne haute de l’OCDE, la marge pour la consommation de «sans alcool» en Suisse est encore importante.
© iStock/itakdalee

Le «sans alcool», indice de changements sociétaux

Innovations
Les succédanés d’alcool représentent un marché en plein essor. Ces boissons posent encore de nombreuses questions. Elles interrogent en particulier une culture très enracinée, y compris religieusement.

C’est en juillet 2021 que Luca Santos se lance dans le négoce de boissons sans alcool. L’été se passe bien et, à l’automne, son chiffre d’affaires décolle. Pour le jeune entrepreneur de Neuchâtel qui a vu ce marché exploser à l’étranger, la pandémie et le confinement ont été des accélérateurs, «l’occasion pour beaucoup d’entrepreneurs de se lancer dans des innovations». Et les consommateur·trices ont suivi: après dix ans de hausse régulière, le «sans alcool» a bondi dès 2020.

La gamme des produits s’est aussi diversifiée: les bières sans alcool sont plus nombreuses «et leurs goûts sont carrément meilleurs», il existe désormais une série de vins, et même des «spiritueux», comme le gin sans alcool. Peut-on d’ailleurs encore parler de «gin»? «Il n’y a pas d’éthanol. Juste de l’eau, du sucre, du potassium, du sodium et des arômes. Mais, pour ce qui est des dénominations, la guerre n’est pas aussi intense dans ce secteur que dans le véganisme…» sourit Luca Santos.

Cette guerre n’a peut-être tout simplement pas encore commencé, tant le marché du «sans alcool» est jeune et peu structuré.

Il regroupe une série de produits très différents: jus de plantes (des plus bio aux boissons bourrées de sucres et de colorants), ou véritables vins (conçus par fermentation alcoolique) desquels on a ôté l’alcool. Ce dernier n’est d’ailleurs pas toujours totalement absent. «Certains vins ont des taux qui vont de 0,01 à 0,5%: c’est aussi infime que ce qu’on trouve dans une banane mûre ou de la mie de pain. Mais cela suffit à rebuter une clientèle musulmane, par exemple, avec des raisons uniquement religieuses», observe l’entrepreneur. 

Stigma et fracture

Car les motivations derrière le choix du «sans alcool» peuvent être diverses: prendre soin de sa santé, ne pas péjorer sa performance sportive, réserver la consommation aux moments festifs… Ou peut-être ne pas aimer cela, tout simplement? Un choix qu’il est difficile d’afficher publiquement en Suisse, «parce qu’il engendre moqueries et questions», constate Luca Santos.

D’ailleurs, toutes ces boissons qui imitent les produits alcoolisés soulignent bien «l’impératif social de consommer des boissons alcoolisées, et le poids d’une société qui culpabilise les personnes qui n’en boivent pas, au point de les stigmatiser», pointe Olivier Bauer, professeur de théologie pratique à l’Université de Lausanne. En Romandie, s’opposer à l’alcool a même rimé, par le passé, avec le désir d’un autre modèle de société: c’est l’une des «fractures» observées entre protestants nationaux et libristes au XIXe siècle, ces derniers luttant activement contre l’alcoolisme au nom de leur culture théologique et religieuse, analyse Jean-Pierre Bastian1.

Prestige

Le lien culturel très ancien et puissant entre l’ivresse et le religieux, ou la spiritualité, en particulier dans le vin, a fait l’objet du livre Esprit du vin, esprit divin2. «On prête toujours à cette boisson des vertus magiques. Même si on peut expliquer sa fabrication, elle reste nimbée de mystère, de prestige, d’alchimie. Ce qui fait de l’ivresse un moyen acceptable de s’échapper, de perdre le sens des réalités», remarque Olivier Bauer, coordinateur de l’ouvrage.

Cette ivresse reste encouragée dans certains groupes de pairs masculins, parce que synonyme, socialement, de virilité3. L’essor du «sans alcool» serait-il la marque du déclin d’une certaine culture viriliste dominante? Il permet, en tout cas, à d’autres modèles et à d’autres identités d’émerger.

1 Les Fractures protestantes en Suisse romande au XIXe siècle, Labor et Fides, 2021. On peut en lire un résumé sur le blog du théologien Elio Jaillet.

2 Esprit du vin, esprit divin, Labor et Fides, 2019.

3 Les Couilles sur la table de Victoire Tuaillon, épisode 43.

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