« La crise qu'a connue la faculté de Lausanne est symptomatique d'un christianisme qui n'arrive plus à penser sa relation à la société »

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« La crise qu'a connue la faculté de Lausanne est symptomatique d'un christianisme qui n'arrive plus à penser sa relation à la société »

Samuel Ramuz
10 octobre 2011
A neuf mois de sa retraite académique, le doyen Pierre Gisel publie un ouvrage où il revient sur les événements qui ont secoué la Faculté de théologie et de sciences des religions (FTSR) de l'Unil en 2007-2008. Une mise en perspective qui n'épargne pas les acteurs d'alors, mais soulève des questions de fond. Interview.




ProtestInfo: Dans « Traiter du religieux à l'Université »*, vous débutez le récit des événements à l’hiver 2007, moment où les rectorats des Universités de Genève, Lausanne et Neuchâtel suggèrent aux facultés concernées une restructuration de leur partenariat. Que s'est-il alors passé ?

Pierre Gisel: Il n'y a pas eu de réflexion de fond sur ce que sont des études en sciences des religions. Tout s'est passé comme si l'institution avait eu peur d'ouvrir la discussion.

Les questions de fond – c'est quoi « traiter du religieux aujourd'hui » – connaissent des déplacements importants et pas toujours aperçus, qui traversent autant les champs traditionnellement occupés par la théologie que ceux des sciences des religions. Au niveau stratégique, les positionnements respectifs que les facultés de Genève et de Lausanne, et accessoirement de Neuchâtel, auraient pu occuper dans un dispositif à inventer n'ont pas été empoignés non plus.

P: Il n'était alors donc pas simplement question de renouveler la convention qui liait les trois facultés pour la formation en théologie...

PG:
Non, cela dépassait la question de la Fédération des facultés de théologie et touchait d'autres facultés, concernées à des degrés divers par l'explosion du nombre d'étudiants en sciences des religions. Et il aurait notamment fallu, à mon sens, différencier plus fortement les facultés de Genève et de Lausanne. Or les autorités académiques visaient plutôt une « fusion ». De mon point de vue, on tenait une opportunité unique de mettre toutes les cartes sur la table et d'imaginer un projet original, à Lausanne en particulier.

P: Or le projet échoue et vous parlez d'« un pari raté ». Pourquoi ?


PG: Je m'empresse de le préciser : le modèle actuel est un modèle habitable et prometteur. Sans quoi je n’aurais pas accepté le poste de doyen l'an dernier. Mais ce modèle, personne ne l'a voulu sous cette forme. Par exemple, les rectorats, soutenus par le décanat de Lausanne, auraient voulu que tous les biblistes (ndlr : qui travaillent sur les textes) soient rattachés à la Faculté de Lausanne et les systématiciens (ndlr : qui pensent la théologie comme un système) à celle de Genève. Or, ce modèle-là, la Faculté autonome de théologie protestante de Genève n'en a pas voulu (ndlr : cette dernière, contrairement à la fac lausannoise pleinement intégrée à l'université, dépend d'une fondation en partie liée à l'Eglise protestante de Genève). Avec un tel modèle, on aurait de fait fragilisé la fac de Genève et la théologie, sans pour autant permettre un développement fécond des sciences des religions, ni une restructuration inventive de la fac de Lausanne.

P: Et votre modèle, quel était-il ?

PG: Il aurait notamment fait place à un vrai traitement, réflexif et problématisant, tant de de notre société présente que de l’histoire dont nous provenons, dont le christianisme, vus sous un angle de sciences des religions. Or, aujourd’hui, le risque est d’en rester à des spécialisations juxtaposées. Des éléments de ce qu’a pu porter la théologie auraient aussi pu être repris, modifiés bien sûr, dans ce nouveau champ. Mais la guerre des clans qui a éclaté à la rentrée 2007 a polarisé les fronts. Et un renouvellement en profondeur n'a plus été possible.


Ce qui m'a le plus surpris, c'est que le camp des théologiens se soit, tout à coup, raidi, ce que je ne m'explique pas.

P: Mais l'opposition entre sciences des religions et théologie existait déjà, non ?

PG: Bien sûr. Elle est d'ailleurs latente, présente dans l'ensemble du monde. Mais on aurait pu décentrer un certain nombre de choses. Ce qui m'a le plus surpris, c'est que le camp des théologiens se soit, tout à coup, raidi, ce que je ne m'explique pas. Le groupe, peut-être inconsciemment, s'est senti attaqué dans son identité et, en trois jours, ça a tourné. J'étais devenu l'hérétique. Du côté des sciences des religions, on en est du coup resté aux réflexes anti-théologiques, sans déplacement non plus.

P: De quoi est-ce symptomatique ?

PG: Ce n'est pas un très bon point pour le christianisme, qui n'arrive plus à penser sa relation à la société globale. Chacun sent que l'identité est fragile, en perte de vitesse. Et la réponse, comme si on n'arrivait pas à inventer autre chose, est la réaffirmation identitaire et le repli sur soi. Que ce soit sur le mode évangélique, celui de la politique de Benoît XVI ou du repli sur la boutique Eglise.

P: Votre livre évoque les conflits lourds qui ont miné la FTSR. Une manière de régler vos comptes avec les personnes en place à l'époque ?

PG: Ce n'est pas ainsi qu'il faut le lire, même si, après trois ans de guerre un peu lourde, j'ai bien sûr quelques affects. Je n'aurais pas fait paraître le livre il y a une année. Mais les choses me paraissaient aujourd'hui suffisamment apaisées pour que l’on puisse reprendre les questions de fond.

P: Vous venez de recevoir un doctorat honoris causa de l’université de Sherbrooke, au Canada, via sa Faculté catholique de théologie et d’études religieuses. Vous êtes boudé par les protestants?

PG:
Sur le fond, je crois que les catholiques comprennent mieux le sens de ma démarche intellectuelle, depuis longtemps. C'est une faculté semblable à celle de Lausanne. J'ai été plutôt rejeté en Suisse romande, et là-bas c'est le contraire. Pas reconnu chez soi et reconnu ailleurs, c'est classique. Mais ce titre reste honorifique.

P: Savez-vous ce que vous ferez dès le 1er août 2012, premier jour de votre vie de retraité ?

PG:
Je ne vais pas manquer d’invitations, en théologie comme en sciences des religions. Mais, pour l’instant, je suis pleinement investi dans ma tâche de doyen. Où, à côté de la filière de théologie pour les futurs pasteurs, il y a à repenser ou à construire l’ensemble des cursus de sciences des religions. Pour les futurs enseignants en sciences des religions et d’autres. Et c’est un beau défi.


A lire

* Traiter du religieux à l'Université, Pierre Gisel, Editions Antipodes, 2011.

ProtestInfo avait déjà donné la parole au doyen de la FTSR au moment de sa prise de fonctions comme doyen de la FTSR: La religion de Pierre Gisel.