L'intelligence artificielle en question

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Image par Gerd Altmann de Pixabay

L'intelligence artificielle en question

23 janvier 2023

Le 2 décembre 2022, Open Source Church proposait une réflexion via son compte Instagram à propos d’une méditation, d’une prière et de pistes pratiques autour du premier chapitre de l’évangile de Jean, entièrement générées par une intelligence artificielle (IA). En substance, l’auteur du post nous posait cette question : "Qu’est-ce que vous en pensez ?" Je me pose donc la question: l'utilisation d'une IA pour une telle démarche - la création et la transmission de contenu à vocation spirituel - est-elle légitime?

Pour esquisser une réponse, j’aimerais faire un parallèle avec le monde de l’industrie en prenant l’exemple du forgeron. Ce dernier, lorsqu’il est au sommet de son art, est la somme d’années de pratique, d’apprentissage, de perfectionnement. Il est le résultat d’une transmission, de relations, et de la répétition de gestes d’abord, puis de l’appropriation personnelle de ces gestes pour se créer un savoir-faire qui lui est propre. Un bon forgeron possède et maîtrise une somme de savoir, de savoir-faire de savoir-être et de savoir-devenir. Son art met en marche le corps comme l’esprit : un forgeron utilise son bras pour façonner, et son esprit pour créer. Puis au fil du temps le savoir-faire et la mise en mouvement du corps et de l’esprit se sont progressivement tus pour standardiser la production. On appuie sur un bouton qui met en marche une machine, qui reproduira la pièce auparavant forgée. Si le forgeron crée à chaque fois quelque chose de nouveau par l’impossibilité de répéter le même geste et de générer les mêmes conditions de travail, l’industrialisation et les avancées technologiques ont réussi à totalement uniformiser la production.

Si je reviens à l’idée d’une méditation totalement générée par une IA, deux pistes émergent :

Premièrement, j’y vois la même externalisation des processus internes. Celui qui offre une méditation générée par l’IA n’est plus un artisan, mais un machiniste. Il appuie sur un bouton et propose un contenu préfabriqué. Il délègue le dialogue interne avec le divin à une machine. J’y vois un problème de fond : si je peux imaginer et même comprendre qu’on parte d’un produit préfabriqué pour une production matérielle, ce qui m’intéresse dans un partage et/ou l’écoute, que cela soit d’ordre spirituel ou non, c’est la manière dont le propos est incarné : si on est honnête, on parle à partir de soi. Or l’utilisation d’une IA désincarne le propos de facto. Et quand bien même « l’auteur » adhérerait au propos généré, j’aime lorsque la réflexion proposée vient de l’humain qui choisit ses mots, leur agencement. Et la forme donnée reflète un individu singulier avant tout. D’autant plus dans un contexte religieux comme le milieu réformé, dont l’un des piliers est la vie communautaire : quid de la pertinence de celle-ci, si les contenus proposés ne le sont plus par des gens mais par des IAs?

Et la réflexion s’étend à la production de contenu spirituel de manière plus large. Quid d’une personne qui va sur Internet pour « s’inspirer » de méditations ou d’interprétations déjà existantes ? Quid d’un texte pré-imposé par un contexte (calendrier liturgique) ou que l’on s’impose (lectionnaire) pour lequel on va chercher des prédications prémâchées plutôt que d’incarner ce qui se passe intérieurement. Quid d’aller lire des commentaires avant de produire la moindre réflexion pour justement « avoir des pistes de réflexion » ? En ce qui me concerne je crois qu’il s’agit du même processus mais à un degré différent. Je ne comprends pas cette démarche d’appropriation qui consiste à changer quelques mots d’un contenu pour le faire sien. Non, ce qui m’intéresse vraiment, ce sont les propos pleinement incarnés, même s’ils sont en opposition aux miens. Car c’est dans le lien à l’autre que je me construis en tant que personne. Or, la méditation par procuration m’empêche personnellement d’entrer dans ce lien. Le propos manque de chair et d’humanité. Je vais encore plus loin : si dans les textes bibliques le divin s’incarne en humain, c’est pour nous encourager à justement nous tourner vers l’humain, soi-même y compris. A ce titre, est-il pertinent de déléguer ce qu’il y a de plus humain dans le partage, l’incarnation, à une machine ? C’est, il me semble, se soustraire à la bonne nouvelle qui se trouve être cette relation pleine et entière à l’autre dans la différenciation.

Deuxièmement, l’utilisation d’une IA pour la création de contenu à portée spirituelle me pose la question du statut de sujet/objet. Quelle est la pensée qui s’exprime ? Pour faire court, on devient sujet lorsque l’on exprime le fond de sa pensée, pleinement et librement. On devient objet lorsque la pensée qui s’exprime est extérieur à soi. Déléguer la production d’un contenu devant s’incarner à une machine, c’est à mes yeux se rendre objet en ce que la pensée qui s'exprime est une "pensée moyenne" et non la mienne. Je parlerais de l’autodétermination: « je » suis de plus en plus sujet, à mesure que je différencie les choses intérieurement (mes émotions, mes ressentis, les faits, mon vécu, mes projections, etc…). Mais aussi à mesure que je différencie ce qui est extérieur à moi (les autres, le monde, les évènements, les ressentis des autres, etc…) en même temps que je m’en différencie. Plus cette différentiation s’opère, plus je suis congruent et plus c’est un sujet qui s’exprime. En plus de ne pas permettre cette expression, la démarche de l’utilisation de l’IA ici fait obstacle à ce travail de différenciation intérieure et extérieure. Ainsi l’hypothétique réalité ou toutes les questions spirituelles seraient traitées par des IAs, est l’accomplissement à mes yeux de l’objectification des personnes. C’est, dans mon prisme de lecture, l’inverse de ce que me propose la figure de Jésus, à savoir un travail d’autodétermination, de différenciation et la possibilité de devenir sujet parmi d’autres sujets.

Ainsi et pour répondre à la question posée : il est probablement intéressant à certains égards de voir comment une IA génère une méditation. Si l’IA propose une « moyenne » de ce qui existe, je ris jaune tant je trouve le propos faible et pauvre. Et je dois bien avouer que pour moi rien ne remplacera jamais le contenu généré par une intelligence humaine ancrée dans l’expérience, que l’on parle d’une méditation spirituelle, ou de tout autre texte d’ailleurs. Et je vais même plus loin : je préfère me mettre en lien avec une personne qui me proposerait un contenu rempli d’erreurs de raisonnements, d’erreurs factuelles, voire un contenu médiocre dont nous pourrions alors discuter, qu’avec une IA qui me ferait une proposition « parfaite ». Autrement dit, je préfèrerai toujours le lien à l’autre et à ce qu’il est de plus profond quand bien même il aurait tort, qu’une IA qui aurait raison. Et pour ce qui est de l’IA comme outil, pour moi qui suis un proposant de contenu, je préfère produire moins et prendre plus de temps pour que cela soit pleinement incarné que faire appel à ce genre d’outil (peut-être à tort). Si mes lectures peuvent venir me nourrir, la démarche consciente de créer à partir de contenu existant, et dans une idée plus radicale de faire appel à une IA me dérangent aujourd’hui. Car si je préfère être en lien avec les autres lorsqu’ils proposent un contenu, dans l’autre sens, ce que je veux donner aux autres c’est moi, dans ce que j’ai de plus authentique, de plus fort et de plus fragile, ni plus ni moins.

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