
L’histoire du riche et de Lazare semble un peu manichéenne. Le méchant riche est puni, le bon pauvre est sauvé, alors est-ce tout ce que cette parabole a à nous dire? Pourquoi Lazare porte-t-il un nom et le riche non? Dans le face à face de ces deux personnes où se trouve notre place? Jésus nous parle d’un abîme infranchissable, est-ce que même sa résurrection n’y pourrait rien?
Prédication
Frères et sœurs, quand Jésus raconte une parabole, ce n’est jamais pour nous flatter… c’est plutôt une gifle déguisée.
Celle d’aujourd’hui est sans pitié : un riche qui festoie, un pauvre couvert de plaies qui crève de faim. On aimerait tant se dire : « Ah non, pas encore une histoire pour culpabiliser les bien-portants… » Et pourtant, si ! Elle nous vise en plein cœur. Parce qu’au fond, il ne s’agit pas tant des richesses elles-mêmes que de l’abîme qu’elles creusent entre les enfants de Dieu. Et la question surgit, brutale :vivons-nous nous aussi au bord d’un tel abîme ?
Dans la parabole, tout est excessif, presque caricatural. Un homme riche, d’une richesse obscène : pourpre et lin fin, festins chaque jour.
Aujourd’hui, on dirait : jet privé, villas multiples, peut-être un ou deux médias sous sa coupe pour que son nom circule partout. Son identité se réduit à ce qu’il possède et à l’image qu’il projette.
Et puis, à son portail, un pauvre, Lazare. Tout aussi extrême : couvert d’ulcères, réduit au dégoût. Les chiens – animaux impurs – viennent lécher ses plaies. Dans le judaïsme, c’est une image insupportable.
Mais voici la vraie surprise du récit : le pauvre a un nom. Il existe. Dieu le connaît, Dieu l’appelle, Dieu le garde vivant. Lazare, c’est quelqu’un. En face, le riche n’a pas de nom. Il s’efface derrière son apparence, derrière ses possessions. Il n’est que paraître et avoir, pas être.
Et ces caricatures se rencontrent deux fois. Une première fois sur terre : le riche croise Lazare à sa porte. Il pourrait l’entendre, le voir, lui tendre la main. Mais il reste sourd à l’appel de son frère, sourd à ce devoir d’aimer celui qui est littéralement sur son chemin.
Et une seconde fois, après la mort : la scène s’inverse. Lazare est auprès d’Abraham, dans le monde des vivants. Le riche, lui, se découvre du côté des morts, dans un enfer de souffrance. Et l’abîme qu’il a creusé de son vivant se dresse maintenant entre eux, infranchissable.
Tout est caricature, là encore. Car la parabole nous le dit avec force : non, il n’est plus possible d’aider. Non, on ne traverse pas l’abîme. L’heure de l’attention, du partage, de la miséricorde, c’était avant.
Et pourtant, surprise : le riche n’est pas tout mauvais. Dans sa détresse, il pense à ses frères. Il se fait même du souci pour eux : « Qu’au moins Lazare aille les avertir, qu’ils n’atterrissent pas ici ! » C’est presque touchant. Mais la parabole tranche net : non, même cela ne suffit pas. Même la prière pour ses frères ne franchit pas l’abîme. Ils ont déjà la Loi, les prophètes, la Parole. Si leur cœur reste fermé, même une résurrection ne les convaincra pas.
Chers amis, la parabole ne nous demande pas de mépriser les richesses comme si elles étaient mauvaises en soi. Elle nous demande de nous situer dans ce panorama : « Qui es-tu dans cette histoire ? » Le riche ? Peut-être… Le pauvre ? Trop extrême… La réponse la plus cinglante, la plus percutante, c’est que nous sommes les frères du riche.
Des frères qui possèdent une richesse qu’ils ne voient même pas : Moïse, la Loi, les prophètes, et pour nous encore l’Évangile. Et pourtant, nous restons aveugles.
C’est ce que le riche crie dans sa supplique à Abraham : Il faut que mes frères cessent d’être aveugles !
Aveugles à cause de l’abîme.
Alors parlons de cet abîme. Il n’est pas tombé du ciel comme une punition divine. Il n’est pas un gouffre imposé par Dieu. Il est construit par l’aveuglement de l’homme, par le cœur qui se ferme. Un cœur qui se ferme jusqu’à ne plus voir. Lazare est là, devant la porte, mais pour le riche, il n’existe plus. Ce qui est insupportable, il le nie. Et nier, c’est creuser un abîme.
Et c’est ici que cela nous concerne, nous qui écoutons cette parabole aujourd’hui.
Nous vivons en Suisse, dans un pays de paix, d’abondance, d’éducation, de sécurité. Tout cela, nous ne l’avons pas choisi. Nous y sommes nés. Comme d’autres naissent au milieu de la guerre, de la famine ou de la violence. Personne ne choisit sa chance.
Et pourtant, certains aiment dire : « Moi, je me suis fait tout seul. » Mais qui peut vraiment le dire ? Derrière chaque réussite, il y a des parents qui ont cru en nous, un enseignant qui a ouvert une porte, un ami qui a tendu la main, une société stable qui a permis que nos efforts portent du fruit. Et même quand on croit s’être fait tout seul, il y a toujours la chance, le hasard – ou, disons-le dans notre langage : la grâce.
Et puis, il y a l’autre côté de l’illusion : ceux qui pensent s’être faits seuls… mais au prix d’avoir écrasé les autres, en marchant sur des visages invisibles, sur des Lazare. Eux aussi creusent un abîme – plus profond encore, car ils le creusent aussi pour les autres.
C’est cela, Mamon, dans toute sa gloire. Ce n’est pas l’argent : c’est l’illusion que ma richesse me sauve, qu’elle me donne un nom, une identité, une sécurité. Alors je crois ne plus avoir besoin de l’autre. Je n’ai déjà plus besoin de Dieu. Voilà le piège !
Ce n’est pas seulement un risque « après la mort ». C’est déjà ici. L’enfer, l’abîme… c’est maintenant. C’est cette solitude dorée où l’on vit entouré de biens mais séparé de tous. C’est ce cœur barricadé qui finit par mourir avant même la mort.
Tant qu’il demeure, l’abîme est infranchissable. Mais l’amour et la foi ont ce pouvoir unique : non pas de le franchir, mais de le faire disparaître.
Et c’est exactement ce que Jésus entreprend.
Jésus ne se résigne pas à l’abîme. Là où nous voyons un gouffre définitif, lui choisit d’y descendre. Il vient habiter nos éloignements, nos blessures, nos colères muettes, toutes ces relations brisées qui nous enferment.
Il descend dans l’abîme des humiliations, dans l’abîme de l’indifférence et de la violence, dans l’abîme de ces vies piétinées, de ces visages oubliés, de ces Lazare innombrables. Et il va plus bas encore : Lazare avait les chiens pour compagnon, lui aura la croix. La croix comme le plus profond des abîmes, où même Dieu semble absent.
Mais là, au plus bas, Jésus choisit d’aimer. Et c’est de là qu’il ressuscite : non pas pour nier l’abîme, mais pour le retourner en passage, pour porter la vie jusque dans le royaume de la mort.
Voilà pourquoi sa résurrection n’est pas seulement une promesse d’avenir : elle est déjà pour nous, aujourd’hui. Car le Christ rejoint chacun de ses frères et sœurs en humanité, jusque dans nos failles les plus sombres, pour nous rappeler à la vie.
Tu crois que tu deviendras quelqu’un par ta richesse, ton nom, ton pouvoir, tes sécurités… Mais aux yeux de Dieu, tu ne deviendras vraiment quelqu’un qu’en faisant l’expérience de l’abîme – et du dépouillement qu’il impose.
Dans la parabole, le riche ne découvre sa misère qu’après sa mort. Mais nous, nous avons encore la vie. Alors ne mourons pas avant l’heure.
Car tôt ou tard, la vie nous amène à ce point de dépouillement où rien ne tient plus. Ce peut être une maladie, un accident, une solitude, que sais-je. À ce moment-là, les richesses n’ont plus aucun sens. Les titres n’ont plus de valeur. Ces dieux-là ne répondent pas. Ils sont absents. Le seul trésor qui reste, c’est l’amour donné et reçu.
Sur notre lit de mort, certains se réjouiront peut-être, d’autres pleureront. Fasse le ciel que les seconds soient plus nombreux. Car seuls les visages de ceux qui pleurent notre départ compteront. Leur tristesse ne viendra pas de nos réussites, mais de l’amour partagé. Seule l’agapè traverse la mort avec nous.
Alors oui, l’abîme est un verdict terrible.
Mais c’est aussi le lieu où la prière devient cri : « Seigneur, viens à mon aide ! »
Et c’est là que la parabole se retourne : l’abîme n’est plus la fin, mais le commencement.
Il devient le lieu où Dieu nous attend, où le Christ nous rejoint depuis sa croix pour nous rappeler notre vrai nom.
Et quand notre nom résonne l’abîme s’évanouit d’un seul coup.
Ne demeure plus que la vérité nue : nous ne sommes pas définis par nos richesses ni par nos misères, mais par l’amour qui ne s’efface jamais.
Amen.

