
Dans le livre des Nombres, nous sommes confrontés à une histoire étrange : contre les morsures des serpents, Moïse fait élever un serpent de bronze. Un relent de paganisme ? Non, mais bien une préfiguration du Christ qui, par sa terrible élévation sur la Croix, nous guérit. Car lever les yeux vers le Crucifié, c’est trouver la vie, la joie et l’amour de ce Dieu qui ne cesse de nous surprendre.
Prédication
Chères paroissiennes, chers paroissiens,
Quelle histoire étrange, quand même, que celle de ces serpents qui mordent. Et pourtant, il y a des moments où la vie nous mord. Pas besoin d'imaginer des serpents au milieu du désert. Parfois, c'est une remarque injuste qui nous transperce, parfois une trahison qui nous coupe le souffle, parfois une maladie qui s'invite sans demander la permission. Nous ne savons pas d'où ça vient. Mais nous connaissons toutes et tous cette brûlure. Le mal existe et il nous atteint.
C'est exactement là, au cœur de ce terrible mystère que la Bible nous entraîne ce matin, avec le Livre des Nombres. Israël est en route à travers le désert. Le peuple est épuisé. Il râle, il se rebelle. Et soudain des serpents surgissent et mordent. C'est violent, déroutant, incompréhensible. Et c'est justement à travers cette image du serpent d'airain que Dieu va nous parler de ce qu'on appelle avec de grands mots le salut ou la guérison.
Les enfants d’Israël marchent donc depuis des semaines dans le désert. Le désert est sec, la faim et la soif les épuisent. Alors survient la question : « Pourquoi sommes-nous partis d'Egypte ? On était certes esclaves, mais on était quand même mieux, non ? »
Et là, alors qu'ils sont déjà au plus bas, des serpents surgissent, ils mordent et ils sèment la mort. Le texte n'explique pas pourquoi le mal est là, à aucun moment. Comme dans nos vies, il n'y a pas toujours une explication. Personne ne pourra nous dire : « C'est simple… C'est à cause d'eux… » Non ! Il y a ces morsures. Elles sèment le mal. Elles sèment la mort. Et Dieu ? Et Moïse ?
On s'attendrait à ce qu'ils balayent les serpents d'un geste. Lui, ce Dieu qui nous aime, qu'il supprime le danger. Mais non ! Dieu demande à Moïse quelque chose d'extrêmement étrange. Il lui demande de façonner un serpent d'airain, un serpent en bronze, en métal, et de le dresser sur un mât, et de dire au peuple : « Regardez-le et vous vivrez ! » Étrange, presque choquant. Un serpent comme remède au serpent… Ça ressemble un peu à du paganisme, ça, non ? Une statue d'un dieu pour la regarder puis être guéri… Et tout ça dans le Livre des Nombres…
Tout ça pendant ce moment où Israël sort d'Égypte, doit laisser derrière lui tout le paganisme égyptien dans lequel il avait vécu, recevoir les Dix commandements et va vivre cette expérience essentielle, dans le désert, du veau d'or. Souvenez-vous : ils font une statue et Dieu n'est pas content du tout. Alors pourquoi Moïse demande-il maintenant de façonner ce serpent de métal ? Les auteurs juifs se sont posé la même question, et le rabbin Rachi, qui est un des grands interprètes de l'Ancien Testament, y a répondu : « Ce n'est pas l'objet qui guérit, ce n'est pas le métal, c'est le fait d'avoir confiance et de lever les yeux vers Dieu. » Le regard devient confiance et prière. Et c'est cela qui guérit.
Nous, chrétiens, nous dirons que cela va encore plus loin. Cette histoire ne prend sens que dans la vie de Jésus. Dieu n'enlève pas le mal, mais il ouvre un chemin de guérison. Et cette histoire parle vraiment de nous. C'est nous, ce peuple qui marche dans le désert. Le désert, c'est ce monde dans lequel nous sommes, qui est parfois dur et où nous avons besoin de râler. Nous connaissons les morsures, une parole cinglante qui nous reste dans la tête pendant des jours. Une injustice au travail ou dans la famille qui nous ronge. Un proche qui nous oublie ou qui nous trahit. Et même dans les familles, ces petites morsures : une pique, un silence. Ça ne tue pas, mais ça empoisonne nos vies.
Le péché, ce n'est pas d'abord une longue liste de fautes, comme dans un catalogue. C'est ce poison qui circule à l'intérieur de nous. Ce mal que nous recevons et que nous faisons, nous ne le voulons pas. Mais ça arrive. Et au cœur de cela, il y a une angoisse qui nous habite tous. Cette angoisse de ne pas être aimés et qui nous pousse à nous défendre, parfois à mordre à notre tour. Et le cycle s'installe. Blessé, je blesse à mon tour. J'ai envie de rendre coup pour coup. Le mal est devenu contagieux. Et le texte nous dit : « Lève les yeux, ne reste pas enfermé dans la morsure. »
Et c'est là que Jésus reprend l'histoire. Il en parle avec Nicodème et il reprend la grande image : « Comme le serpent fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l'homme soit élevé. » Oui, il parle de lui, élevé sur la croix. Là encore, on aurait préféré autre chose. Un Messie puissant, qui balaye le mal.
Or, Dieu nous dit que pour balayer le mal en nous, il nous faut regarder le Christ crucifié, comme Israël regardait le serpent et son venin. Nous regardons un homme sans haine, un homme qui, mordu par la violence, n'a pas mordu en retour. Un homme qui, face au mal qu'on lui a fait, dit : « Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font. » Et là, sur la croix, nous le regardons. Et lui écarte ses bras. Comme pour nous embrasser. Et pour nous dire, face à toutes nos angoisses, à ces angoisses fondamentales qui nous font tout le temps rendre coup pour coup : « Toi, tu es précieux. Toi tu as de la valeur. Tu es aimé. Je suis prêt à tout pour toi. Ne le vois-tu pas sur la croix ? »
Dieu ne supprime pas les morsures. Il les prend sur lui. Il s'en charge. Et il montre où ce coup pour coup nous mène : elle nous mène à la mort de l'innocent. Et, par là, il brise le cercle de la vengeance, parce qu'il puise au fond de ses blessures. Et il les transforme. Ressuscité, il portera encore les blessures que les hommes lui ont fait. Mais ce ne sont plus des blessures du mal. Ce sont devenus des signes de l'amour. Oui, il répond par l'amour. Et il veut nous entraîner là-dedans. Sa réponse au serpent, c'est que nous regardions vers lui. Que nous regardions son amour. Que nous nous laissions aimer. Et que cet amour nous guérisse au plus profond de nous.
Alors qu'est-ce que ça veut dire être sauvé ? Ce n'est pas une formule magique, ce n'est pas quelque chose qui s'opère en un instant ! C'est un chemin de guérison. Guérir, ça commence par lever les yeux. Quand je suis tenté de rendre coup pour coup à un collègue qui m'a humilié, je lève les yeux vers le Christ. Quand une blessure ancienne me donne envie de me fermer et de me couper de tous, je lève les yeux vers le Crucifié. Quand je sens que je vais transmettre ma colère autour de moi, à mes enfants, à mes proches, à ceux qui m'embêtent, je lève les yeux et je me rappelle que le Christ a brisé le cercle.
Le salut, c'est ça : recevoir un autre avenir que celui de la morsure et de la vengeance, ouvrir un nouveau ciel. Cela ne veut pas dire pardonner n'importe quoi et tout oublier, mais c'est accepter que le Christ entre en moi, qu'il me guérit de ce qui me pousse à mordre, à mordre à mon tour.
Oui, Dieu n'a pas supprimé les serpents, mais il les a transformés en un signe de vie. Dieu n'a pas fait disparaître le mal, mais il l'a vaincu aux morsures des hommes. Il nous donne une image : c’est celle de l'homme qui aime à travers tout. Et il a cette confiance inouïe que si nous regardons cet homme, nous allons guérir, parce que l'être humain est ainsi fait : nous allons là où nous regardons. C'est comme en voiture : si on regarde l'arbre, on fonce dans l'arbre. Il faut regarder l'horizon, il faut regarder la route, il faut regarder le but. Si nous regardons tout le temps le mal, nous allons devenir mauvais. Si nous regardons les choses mortes, nous allons mourir. Mais si nous regardons le vivant, celui qui donne sa vie pour les autres, nous deviendrons vivants, capables de donner notre vie pour les autres.
Et ce qui est merveilleux, c'est qu'en nous entraînant dans cet immense mouvement, nous devenons des vivants, une communauté de vivants qui amène sur cette terre la guérison, la joie, l'espérance, l'amour dont elle a besoin. Oui, levons les yeux, regardons le Christ et nous vivrons. Amen.

