
L’Evangile de ce dimanche nous prend à rebrousse-poil : alors que l’on entend aujourd’hui beaucoup d’invitations à cultiver la gratitude et à tirer profit de ses bienfaits – scientifiquement prouvés –, Jésus semble montrer en exemple un maître ingrat et un serviteur qui n’aurait qu’à faire son travail et se taire. Peut-être l’invitation à la foi (17,5.6) saura-t-elle nous inviter à cultiver la gratitude là où on ne l’attend pas.
Prédication
Est-ce que vous vous souvenez de la dernière fois où on vous a dit « merci » ? C’était p-ê tout simplement ce matin ici dans ce temple : vous avez tenu la porte à qqn, vous avez laissé votre place, aidé qqn à remettre une petite laine et on vous a dit merci. C’était p-ê hier ou avant-hier : vous avez eu un geste, un mot, d’apparence anodine, et ça a suscité de la reconnaissance chez l’autre. Ce que je nous fais conscientiser ici, ce sont tous ces échanges, tous ces dons et contre-dons diraient les anthropologues, tout ce qui fait le tissu social au quotidien et qui rend possible le vivre-ensemble. La présidente de la Confédération elle-même le dit ! Elle le dit dans un éditorial d’Un Quart d’heure pour l’essentiel, une publication que vous avez p-ê reçue dans votre boîte aux lettres, dans un numéro d’automne entièrement consacré aux bienfaits de la reconnaissance. Je cite Karine Keller-Sutter : « Notre époque nous révèle tous les jours une vérité ancienne : c’est dans la relation à l’autre que chacun se construit vraiment. C’est l’un des grands paradoxes de notre temps. Jamais l’individu n’a été autant mis en avant et jamais le besoin d’appartenance, de lien et de reconnaissance n’a été aussi fort. » Fin de citation. « Jamais le besoin de reconnaissance n’a été aussi fort. »
Comment ce besoin de reconnaissance s’exprime-t-il ? Eh bien, il s’exprime de multiples manières : dans les échanges quotidiens que j’évoquais et qui nous sont inculqués dès l’enfance ; il s’exprime notre besoin de reconnaissance au travers du travail, que nous en ayons un ou pas ; il s’exprime dans nos relations plus intimes, de couple, ou amicales ; ou nos relations sociales plus larges, qu’elles soient médiatisées par des réseaux sociaux ou pas. Bref, nous sommes tous en quête de reconnaissance, plus ou moins consciemment et plus ou moins fortement en fonction de nos histoires de vie et de nos personnalités. C’est un besoin qui fait partie de notre humanité. Et si ce besoin n’est pas comblé, d’une manière ou d’une autre, nous souffrons.
Chers amis : une fois que nous avons posé cela, comment entendre l’évangile du jour ? Est-il simplement audible cet évangile ? On l’a entendu, Jésus raconte une parabole à ses disciples, comme Il en a raconté beaucoup d’autres pour dire quelque chose de l’identité et de l’action de Dieu dans le monde. Cette parabole – qu’on appelle volontiers la parabole du « serviteur inutile » – elle clôt un ensemble a priori un peu disparate, avec des paroles de Jésus sur les scandales, la correction, le pardon et la foi. Le frère Daniel Attinger – de la communauté de Bose en Italie – voit dans cet ensemble « un abrégé de vie commune pour l’Eglise », avec deux traits principaux : la foi et l’obéissance. Une Eglise à laquelle l’évangéliste Luc s’adresse et qui est appelée à cultiver sa foi, même quantitativement toute petite, comme une graine de moutarde ; mais qualitativement grande. La parabole du « serviteur inutile » est donc agencée par Luc pour être entendue comme une invitation à l’obéissance dans la foi.
Mais franchement : qu’est-ce que ce qui nous est dit de ce serviteur peut mobiliser en nous ? Y a-t-il une prise avec notre vie d’homme et de femmes du XXIe siècle ? Le serviteur a fait son travail, un travail a priori rémunéré si on suit le texte. Et on lui rajoute une couche : il est invité à préparer à manger et à servir son maître, comme un esclave le ferait. Une situation sociale banale pour l’époque, mais qui peut trouver des résonnances dans nos sociétés contemporaines.
Jésus pose alors la question qui fait mal : est-ce que l’homme a à montrer de la reconnaissance à ce serviteur d'avoir fait ce qui lui était demandé ? A cette question, Jésus ne répond pas directement. Il dit : « Vous aussi, quand vous aurez fait tout ce qui vous a été ordonné, dites : « Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait ce que nous devions faire. » Y a-t-il autre chose à entendre dans cette parabole qu’un constat d’ingratitude et de conformisme social ? Où est la bonne nouvelle ? La bonne nouvelle émerge si on écoute le texte attentivement. Si on écoute attentivement la parabole, qui déclare le serviteur inutile ? Et je maintiens ce mot fort, même si certaines traductions ont tenté de l’atténuer. Qui déclare le serviteur inutile ? Le maître, l’employeur ? Non. Dieu ou Jésus ? Non plus. C’est le serviteur lui-même, dit Jésus, quand il aura fait tout ce qui lui a été demandé – qui est à comprendre comme « à la fin de sa vie » –, qui pourra dire de lui-même : je suis un serviteur inutile. Ou plutôt qui pourra dire avec d’autres, communautairement : « Nous sommes des serviteurs inutiles. »
Chers amis, Dieu ne nous considère pas comme des serviteurs inutiles. Il nous invite à nous considérer comme des serviteurs inutiles, dans la foi. L’Evangile vient se glisser dans cette nuance. Et l’Evangile est libérateur !
Il est libérateur parce qu’il vient travailler de l’intérieur ce besoin de reconnaissance que j’évoquais tout à l’heure et qui peut devenir tyrannique, pour soi et pour les autres. Il est libérateur parce qu’il vient mettre de l’espace, du jeu entre ce que j’entreprends – mes succès comme mes échecs, mes fulgurances, comme mes errances – du jeu donc entre tout ce que j’entreprends et ma personne, inaliénable. Cet espace, c’est celui qu’ouvre la gratuité dans la relation entre Dieu et moi. Cet espace, c’est en moi exactement l’espace de la foi, aussi minuscule qu’un grain de moutarde, mais aussi libérateur qu’une promesse. C’est la théologienne et éditrice Marion Müller-Collard qui dit que « rien n’est moins porteur pour la foi que la saturation ». Le grain de moutarde et ses vertus dessaturantes… A méditer en dégustant la choucroute et ses accompagnements tout à l’heure lors du repas de fête ici à Bière. Ou chez vous lors de votre prochain plat accompagné d’une bonne moutarde, si vous l’aimez ! Cet espace, c’est enfin certainement aussi l’espace par lequel l’humour peut se déployer dans notre rapport avec nous-même…
C’est certainement ce même espace que l’Ecclésiaste évoque quand il parle de « goûter le bonheur dans son travail », un travail vain, mais reçu comme don Dieu.
Au fond – et pour terminer ce parcours en parabole – ce serviteur, cette servante appelé·e à se savoir inutile, je peux l’investir comme une invitation à la détente, à la décrispation. Il m’invite à lâcher mes prétentions et à accueillir ; il m’invite à trouver en Dieu une assise qui me libère de mes attentes ; il m’invite à accueillir un Amour qui me dépasse pour que je puisse dépasser cette tentation de vouloir me surpasser.
C’est le pasteur Alphonse Maillot qui a ses mots bien sentis : « On peut alors se mettre paisiblement au travail. On sait que l’erreur sera pardonnée, le raté effacé, et alors l’orgueil, le désespoir, la paralysie doucement disparaissent. Les membres se dégourdissent, les gestes s’affinent. On commence à se remuer gratuitement, car on a été aimé gratuitement. » Et si la bonne nouvelle que le Christ est venu proclamer et incarner n’était rien d’autre que cette invitation à nous détendre ?
Engagé sur ce chemin – un chemin toujours à recommencer –, on pourra alors réinvestir ce besoin de reconnaissance fondamental que j’évoquais pour commencer, mais autrement. « Jamais le besoin de reconnaissance n’a été aussi fort », écrit la présidente de la Confédération. Alors mettons-nous au travail, en se sachant en soi inutile, mais au travail avec Celui qui peut tout, comme dit Alphonse Maillot, même nous rendre utiles. Amen.

