
La guérison de Naaman et celle des dix lépreux nous invitent à réfléchir à la reconnaissance et à la remise en question de nos modèles de foi. À travers le prophète Élisée, Jésus et les bénéficiaires de ces guérisons, ces deux récits dévoilent le visage d’un Dieu dont le Royaume dépasse bien des frontières.
Prédication
Il y a, dans la Bible, des récits qui se répondent, qui se font écho. Les deux textes entendus aujourd’hui font partie de ceux-là.
L’un se passe bien des siècles avant Jésus : c’est Naaman, militaire de Syrie, homme puissant, mais rongé par une maladie qui ne respecte ni les grades, ni les frontières. C’est à travers les instructions du prophète Élisée qu’il sera guéri.
L’autre récit est raconté dans l’évangile selon Luc. Il se déroule sur la route, en direction de Jérusalem. C’est la rencontre entre Jésus et dix lépreux qui crient leur détresse. L’histoire met en lumière l’un d’entre eux : un Samaritain, qui revient remercier Jésus.
Entre ces deux histoires, tant de points communs ! Le premier, le plus évident, c’est la maladie : la lèpre. Cette maladie isole et ronge la chair… mais elle ronge aussi les relations. Elle fait peur, elle exclut. La lèpre n’épargne personne : ni le riche, ni le pauvre, ni le Syrien, ni l’Israélite, ni le Samaritain, ni le général des armées, ni les anonymes du bord du chemin.
C’est toujours le cas aujourd’hui, n’est-ce pas ?
La maladie nous tombe dessus, sans prévenir.
Elle ne choisit pas selon le statut social, la richesse ou la foi.
Ces deux hommes, étrangers et exclus, racontent, au-delà du miracle, un véritable déplacement intérieur. Un passage du désespoir à la foi, du rituel à la rencontre, de la maladie à la gratitude.
L’Évangile selon Luc nous avait donné un indice.
C’était tout au début, au chapitre 4. À Nazareth, Jésus s’adresse à ceux de son village et il dit: « Il y avait beaucoup de lépreux en Israël au temps du prophète Élisée, et aucun d’eux ne fut guéri, sinon Naaman le Syrien. »
Ces paroles avaient choqué. Elles avaient même failli lui coûter la vie.
Pourquoi ? Parce que Jésus venait de dire, en plein cœur de la synagogue de son village, que la grâce de Dieu avait traversé la frontière, et qu’elle avait béni quelqu’un du camp ennemi.
Jésus annonçait déjà ce que nous entendons encore ce matin :
Dieu n’a pas de nation.
Dieu n’a pas de frontières.
Dieu élargit toujours le cercle de la grâce.
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Naaman, au départ, ne voulait pas se plonger dans le Jourdain. Et on peut le comprendre ! N’est-ce pas un peu absurde ? Naaman est venu rencontrer Élisée : un homme, un prophète, un guérisseur. Il n’a pas fait tout ce chemin juste pour… faire trempette !
Et pourtant, c’est là, dans ce geste d’obéissance, que la guérison jaillit. Imaginez la scène : Naaman, le grand général, l’homme habitué aux ordres et aux victoires, qui descend dans le fleuve. Il s’abaisse. Et sa peau, nous dit le texte, “redevint semblable à celle d’un petit enfant.”
Et si ce n’était pas qu’une question de peau ? À travers ce bain, Naaman devient un autre homme. Il redevient comme un enfant : quelqu’un qui accepte de dépendre d’un autre, quelqu’un qui comprend qu’il ne se sauvera pas lui-même.
Les dix lépreux de l’Évangile, eux, ne passent pas par toutes ces résistances. Vous l’aviez remarqué ? Alors qu’ils sont encore malades, et que ce que Jésus leur demande semble, là aussi, un peu absurde, ils ne discutent pas. Ils ne négocient pas. Ils ne cherchent pas à comprendre comment ça va marcher.
Ils ne disent pas : “Mais pourquoi irions-nous voir les prêtres alors qu’on n’est même pas encore guéris ?” Non : ils partent. Leur pas de confiance est bouleversant !
Quand Jésus leur dit : “Allez vous montrer aux prêtres”, ce n’est pas pour confier leur guérison au temple. Les prêtres, selon le Lévitique, n’ont pas le pouvoir de guérir. Leur rôle, c’est de constater : de dire si la lèpre est encore là, ou si la personne peut retrouver sa place dans la communauté.
Quand Jésus envoie ces dix hommes vers les prêtres, il ne les renvoie pas vers le système religieux : il les met en route. Il les engage dans un chemin de confiance. Leur guérison ne vient pas du rituel, ni du verdict du prêtre, mais de cette foi placée dans la parole de Jésus. Ils partent sans preuve, sans garantie. Et c’est en chemin qu’ils sont guéris.
Dans l’eau du Jourdain pour Naaman , sur la route, pour les dix lépreux… Dans les deux cas, la guérison naît de l’écoute d’une parole qui met en mouvement. Quand on accepte de plonger, de marcher, d’avancer sur une simple promesse.
Et nous ?
Nous vivons dans un monde qui ne supporte plus l’incertitude. On veut des garanties avant d’agir. Des résultats avant de croire. Des certitudes avant de se lancer.
Mais la foi chrétienne reste une marche à vue. Une confiance qui s’apprend en chemin. Et ces deux récits nous rappellent, chacun à leur manière, que la guérison, la transformation, la vie nouvelle ne commencent jamais dans la certitude… mais dans le consentement à la parole et dans le courage du premier pas.
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Puis, les deux textes mettent en scène des remerciements.
Naaman, d’abord. Une fois guéri, il retrouve une certaine pudeur.
Il revient vers le prophète avec tous ses compagnons de route. Il voudrait offrir un cadeau, dire merci dignement. Mais Élisée refuse.
Naaman repartira avec un peu de terre, pour garder mémoire de cette rencontre et reconnaître la souveraineté de YHWH. Naaman est cet homme qui change de monde : un étranger qui transforme sa foi, un puissant qui apprend l’humilité.
Dans l’Évangile, le Samaritain guéri fait, lui aussi, le chemin du retour. Il ne va pas au temple de Jérusalem : il ne le peut pas. Les Samaritains avaient leur propre lieu de culte, sur le mont Garizim. Ils ne faisaient pas partie du culte juif, et n’étaient pas admis au Temple. Alors, lui, il ne peut qu’aller là où la grâce l’a touché. Il revient vers Jésus, le vrai temple, celui dont la relation seule peut purifier. Il se jette face contre terre, devant celui qui lui a rendu la vie. Il n’a rien à offrir, rien d’autre que son corps guéri, autrefois meurtri. L’adoration devient ici un geste d’amour charnel, un amour transgressif. Une foi qui passe par le corps.
Le Samaritain ne cherche pas la validation institutionnelle. Cela ne lui sert à rien de demander au prêtre de Jérusalem un certificat de pureté.
Il lui reste donc la relation directe, libre, vivante, incarnée.
Ce merci-là est un acte politique.
Dire “merci” à Dieu comme le fait le Samaritain, c’est refuser de remercier les puissants, refuser de donner le mérite du salut à ceux qui excluent. C’est reconnaître que le vrai pouvoir de vie n’est pas entre les mains des institutions, mais entre celles de Dieu seul.
Il me semble que le Samaritain n’est pas meilleur que les autres. Il n’est pas plus moral, plus pieux, il n’est même pas plus reconnaissant. Il est simplement plus libre. Libre de revenir, libre de reconnaître, libre de dire merci.
Dans les deux histoires, le message est clair. Naaman et le Samaritain ne font pas partie du peuple élu, et pourtant, c’est à eux que Dieu se révèle. Des contre-exemples deviennent des exemples. Des exclus deviennent des témoins.
Dans un monde qui se referme, n’est-il pas bon de se souvenir de cela ?
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Et si, pour finir, nous nous penchions sur l’attitude d’Élisée et de Jésus ? Comment reçoivent-ils ce débordement de reconnaissance ?
Élisée, lui, reste droit : “Je n’accepterai rien.” Il refuse tout cadeau, toute transaction, car la grâce de Dieu n’a pas de prix. Il est, à mon sens, exemplaire.
Et Jésus ? Je dois vous avouer que je me suis longuement interrogée sur le ton de ses paroles. Est-il surpris ? Fâché ? Déçu ? Ironique, peut-être ?
“Les dix n’ont-ils pas été guéris ? Où sont les neuf autres ?
Il ne s’est trouvé que cet étranger pour revenir rendre gloire à Dieu ?”
J’aime penser que Jésus est, ici, étonné. Qu’il se laisse surprendre par la foi de celui qu’on n’attendait pas. Les passages où Jésus semble surpris par la grâce de Dieu sont, pour moi, les plus savoureux de l’Évangile. Ces moments où le Fils de Dieu lui-même semble se laisser convertir par la foi des nouveaux convertis.
Jésus est ébahi devant un étranger qui comprend avant les autres, qui voit avant les autres, qui ose remercier avant les autres.
Si le Christ lui-même se questionne, si la part humaine de Jésus se laisse encore surprendre par la joie de la gratitude, alors, combien plus nous aussi, nous pouvons apprendre à nous émerveiller de tout cela !
Élisée et Jésus refusent la marchandisation de la grâce.
Je vous propose qu’avec eux, nous ne nous lassions pas de nous réjouir
et de nous étonner de la grâce de Dieu, source de toutes nos guérisons.
Amen !

