Avec Giotto en famille vers le Paradis

Selfie d'Ignazio Bettua et sa famille en vacances dans la chapelle des Scrovegni, à Padoue, devant la Vierge de Giotto / © DR
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Selfie d'Ignazio Bettua et sa famille en vacances dans la chapelle des Scrovegni, à Padoue, devant la Vierge de Giotto
© DR

Avec Giotto en famille vers le Paradis

ENVOL
Marqué par John Armleder et l’arte povera, l’artiste conceptuel admire Saint François d’Assise et ce sont les fresques de Giotto qui font vibrer en lui les émotions.

Etonnante, l’image que le créateur des Uccellini - 150 « Petits Oiseaux » de céramique installés sur le temple de Saint-François à Lausanne – choisit sur le thème « une oeuvre dans la vie de… ». Non pas la belle reproduction d’un chef-d’oeuvre, mais un selfie de vacances italiennes en famille ! Et pourtant nous voici plus près de Saint-François qu’il n’y paraît.

Fresque de Giotto

Ignazio Bettua, connu pour ses propositions d’art conceptuel, avait pris un petit congé spirituel durant son séjour à la Biennale de Venise pour visiter, avec femme et enfants, la chapelle des Scrovegni, à Padoue. Pour les fresques de Giotto, le peintre de Saint François d’Assise, personnage qui le fascine depuis des années. « Un selfie des enfants avec la Vierge de Giotto au-dessus : un moment particulier de notre vie, qui s’est donné sans préméditation ; la générosité du lieu et de la situation résonne avec l’histoire de notre couple, de notre famille. Et aussi avec ma démarche artistique qui s’appuie sur des oeuvres appartenant à l’histoire de l’art. »

Bettua aime cette chapelle des Scrovegni. L’habitué de la Biennale de Venise, haut lieu d’un art plutôt cérébral, vibre d’émotions sous les fresques expressives de Giotto. Et il s’amuse de voir que, dans le volet du Jugement dernier, toute la chapelle des Scrovegni file du bon côté, vers le Paradis, et avec elle l’usurier et ses descendants, rachetés par l’art et la dévotion…

Sermon aux oiseaux

Outre Giotto, Ignazio Bettua aurait volontiers choisi Fra Angelico pour les ailes polychromes des anges, qui inspirent également ce Vaudois imprégné de l’Italie où ses parents sont nés. Le plasticien contemporain se passionne notamment pour les peintres pré-Renaissance et Renaissance et cite aussi bien Filippo Lippi, le moine qui fréquentait les prostituées, que Fra Angelico déclarant que « quiconque souhaite représenter l’histoire du Christ doit vivre avec le Christ ».

Nous y voilà. Ignazio Bettua, qui place son installation artistique sur le toit de Saint-François, lieu phare de l’Eglise évangélique réformée vaudoise, est un catholique pratiquant. Et ses Uccellini s’inspirent du sermon aux oiseaux du saint homme d’Assise. Modelés par Bettua dans diverses attitudes, réalisés par un céramiste, ces oiseaux nicheront une année au coeur de Lausanne, sur le toit de l’église bâtie au XIIIe  siècle par les Franciscains dont le couvent brûla au XIVe . Le 4 octobre 2019, les Uccellini prendront leur envol vers un autre lieu franciscain, à Fribourg. De proche en proche, par la Suisse alémanique et l’Autriche, ils gagneront un jour Assise. Relier les hauts lieux du franciscanisme par cette installation itinérante au long cours : autant la forme de ses oiseaux est sensuelle et incite à les toucher, autant la démarche artistique est conceptuelle.

Le paradoxe Bettua est là. Cet homme chaleureux, hospitalier, prompt au partage produit un art qui fait fortement appel à l’intellect tout en vibrant d’une foi dont il ne parle pas spontanément. Sa parole bienveillante s’entrecoupe de silences, ses phrases restent parfois suspendues par la recherche de la formulation la plus exacte ou un enchaînement d’idées qui l’entraîne ailleurs.

Contact avec la foi

 Bio express

1972 Naissance à Gland le jour de la Sainte-Ignace, 31 juillet.

1997 Diplômé de l’ECAL, il séjourne en résidence à Paris et fréquente les tenants de l’esthétique relationnelle chère à Nicolas Bourriaud, Xavier Veilhan, Pierre Huyghes, Philippe Parrino.

1998 Une année de résidence à Berlin – il y reste deux ans.

2003 Réalise pour la promenade Derrière-Bourg, à Lausanne, le Crapaud aux yeux d’émeraude (bronze et ampoules électriques).

2005 31 décembre, rencontre Cécile Bouvier, athée de culture protestante.

2007 Naissance de Marcello, avant Paolo (2009) et Gloria (2013).

2009 Master de la HEP en poche, commence une activité gratifiante d’enseignant en art visuel au Gymnase de Nyon.

2015 Toni, « animal fantastique», à la gare de Gland.

2017 « Effets de soleil » : à Saint-Luc, pastels de Berthe Bouvier, aïeule de sa femme, présentés dans une installation, 3 200 crayons Caran-

d’Ache spécialement décorés. Son projet « Uccellini » obtient le Prix de la Fondation Sandoz.

2018 4 octobre, jour de la Saint-François d’Assise, vernissage des Uccellini au temple de Saint-François, à Lausanne.

Avec lui, le temps passe très vite lorsqu’il raconte l’enfance à Gland, septième enfant d’émigrés de la montagne napolitaine, qui ont perdu quatre de ses aînés. Ils manifestent autant de crainte que d’ouverture d’esprit lorsque sa soeur Clelia, neuf ans de plus que lui, décide d’étudier les Beaux-Arts (elle deviendra avant son frère une artiste reconnue). Une aubaine déguisée en corvée pour l’adolescent, intéressé davantage par le foot et les filles que par le choix d’un métier : les parents exigent qu’il chaperonne l’étudiante lors des voyages dans les musées et expositions. La fine pointe de l’art contemporain. Ignazio découvre en Italie l’arte povera, la révélation lui vient par les oeuvres de Manzoni, Le socle du monde  en particulier. Clelia l’engage comme assistant pour monter une exposition et, convaincue par son intérêt croissant, l’encourage à renoncer à l’apprentissage de mécanicien au profit de l’ECAL, l’Ecole cantonale d’art de Lausanne.

« Quiconque souhaite représenter l’histoire du Christ doit vivre avec le Christ. »
Fra Angelico

L’arrivée de Pierre Keller à la tête de l’institution et celle de John Armleder comme enseignant sont décisives pour l’artiste en devenir. Premiers travaux, prix, résidences à Paris, à Berlin – et un passage à vide. Ignazio Bettua revient à Lausanne pour un été, loge au Centre universitaire catholique, rencontre le père Giovanni Polito, qui devient « un grand frère ».

Une visite à la chapelle pour accompagner le prêtre surprend Ignazio par la paix et la sérénité qu’il éprouve durant la messe. Il y retourne et prend un contact intime avec la foi qu’il n’avait pas vraiment connue comme catéchumène peu assidu, fils de parents ne pratiquant qu’aux grandes fêtes.

Il raconte avec humour et néanmoins conviction sa relation avec Sainte Rita da Cascia, patronne des causes perdues et objet d’un culte kitsch. L’hiver de ses trente-trois ans, le célibataire se sent enfin prêt à une relation durable et adresse une prière à Sainte Rita. A la Saint-Sylvestre, il fait chez une amie la connaissance de Cécile Bouvier, ils se revoient à l’Epiphanie ; à la Saint-Valentin, il la demande en mariage. Douze ans et trois enfants plus tard, les voici à Padoue sous la Vierge de Giotto, tandis que les Uccellini amorcent à Saint-François leur lente migration jusqu’à Assise.