L’Évangile selon Milo Rau

Une scène du film Le Nouvel Evangile de Milo Rau. ©Fruitmarket/Langfilm/IIPM/Photo by Armin Smailovic / Une scène du film Le Nouvel Evangile de Milo Rau. ©Fruitmarket/Langfilm/IIPM/Photo by Armin Smailovic
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Une scène du film Le Nouvel Evangile de Milo Rau. ©Fruitmarket/Langfilm/IIPM/Photo by Armin Smailovic
Une scène du film Le Nouvel Evangile de Milo Rau. ©Fruitmarket/Langfilm/IIPM/Photo by Armin Smailovic

L’Évangile selon Milo Rau

11 mars 2021
Dans son dernier long-métrage «Le nouvel Évangile» en salles le 31 mars, le réalisateur suisse Milo Rau mêle la Passion du Christ jouée par des migrants au combat réel de ceux-ci pour leurs droits. Le récit biblique revisité sert notre besoin humain de dignité.

La ville a des allures de Jérusalem biblique. Au sud de l’Italie, Matera a vu Jésus monté en croix plus d’une fois, Pier Paolo Pasolini et Mel Gibson y ont mis en scène leur calvaire. En 2019, la ville est dressée au rang de capitale européenne de la culture. On invite alors le réalisateur et metteur en scène de théâtre bernois Milo Rau à y créer un spectacle. Pour lui, c’est l’évidence: avec un tel héritage, il tournera à Matera un film sur Jésus.

Mais c’était sans compter l’envers du décor. Autour de la ville troglodyte, le Bernois découvre des camps de migrants et les champs de tomates et d’oranges dans lesquels sont exploités ces derniers. Impossible dès lors de faire un film sur Jésus en ignorant cette réalité. Qu’à cela ne tienne, Milo Rau prend le tout et crée un film politique sur la vie de Jésus. Dans ce projet hybride et un peu fou, le réalisateur tisse habillement le récit de la Passion et des scènes de la vie de Jésus interprété par des migrants à la dure réalité quotidienne de ces acteurs amateurs.

Avant de connaître le calvaire, Jésus part donc en quête de ses disciples. Un Jésus noir, incarné par Yvan Sagnet, leader de la première grève des ouvriers agricoles en Italie du sud contre leur exploitation en 2011. Parallèlement, au rythme de citations bibliques, l’activiste, lui, part dans les «ghettos» de Matera et fonde avec les migrants la Révolte de la dignité. Démarre alors un mouvement pour les droits de ces hommes et de ces femmes, un combat contre le capitalisme occidental, une lutte non «pas pour abolir, mais pour accomplir la loi».

A deux mille ans d’écart, deux histoires se jouent, deux souffrances se répondent, reliées par un même combat pour la justice et la dignité qui confrontent le spectateur aux contradictions de notre humanité.

Deux mille ans de révolution

Si l’on reconnaît le travail engagé de Milo Rau, mêlant art et activisme contre l’injustice de l’ordre mondial, son recours aux Évangiles et à la figure de Jésus étonnent. «La Bible est un livre révolutionnaire contre l’injustice. En cela, le christianisme lie l’Antiquité à notre monde moderne dans une lutte contre l’institution malfaisante», explique le réalisateur. L’actualité du récit réside ainsi dans le message de libération, réinterprété dans le présent et le contexte de celui qui le lit.

Livre saint pour les uns, quasi sociologique pour cet artiste, «il permet de comprendre les folies de notre monde, car les paradoxes et les contradictions humaines y sont pointées avec une grande honnêteté. Il rend compte également compte des énergies et des pathologies qui sont présentes au sein d’un groupe sous la pression d’un pouvoir», précise Milo Rau.

Jésus, un homme comme les autres

C’est donc un Jésus plus humain que jamais qui apparaît à l’écran. Pas de multiplication des pains, ni de miracle de guérison, Milo Rau se concentre sur la révolte pour un monde plus juste et plus humain qui lui apparaît comme saillante. Tantôt révolutionnaire, activiste, «Jésus n’est pas un homme de compromis, il a sa part de narcissisme, de dureté, voire de violence, qui a été souvent mise de côté dans la tradition et qui est aujourd’hui inadaptable à la croyance classique, voire inacceptable. Mais Jésus est un homme et un vrai leader.»

Des traits qui n’échappent pas à Yvan Sagnet, leader de son temps, lui aussi, jusqu’à parfois se prendre pour le Messie. Dans ce film, personne d’ailleurs ne peut fuir complètement ses paradoxes d’humains. Au récit de la Passion et à la réalité des migrants se mêlent des scènes du processus de création, jouant ainsi avec l’identification et la distanciation du spectateur. «C’est le premier film dans lequel j’utilise une mise en scène théâtrale», confie Milo Rau.

Il y a notamment ce catholique, habitant de Matera, qui vient passer le casting d’une Passion revisitée. Il souhaite incarner un Romain, cherchant à se mettre ainsi à l’épreuve. Torse nu, en sueur, un fouet à la main, l’homme se défoule sur une chaise. Les coups, la chaise qui tombe, les paroles, la chaise qui tombe encore et les sons qui résonnent dans l’église où se déroule la scène. «Ce qui m’intéresse ce n’est pas de savoir si nous sommes capables d’improviser une telle scène, mais bien pourquoi dans une improvisation raciste, nous savons quoi dire et quels gestes faire, alors qu’il nous faudrait deux jours de préparation pour interpréter la torture d’une femme accusée de sorcellerie au Moyen-Âge», explique Milo Rau. Et d’ajouter: «Ceci est lié à notre expérience de vie, à une forme de déshumanisation qui révèle un racisme structurel. C’est aussi pour cela que Jésus est noir dans ce film. Aujourd’hui, c’est le noir que l’on torture.»

Le paradoxe de l’humanité

Si à Matera, Jésus ne pouvait être que noir, Milo Rau rompt également avec l’iconographie classique, où les images construites par la tradition «peuvent laisser penser que tout le monde ne peut pas être Jésus et que ses disciples ne peuvent pas être noirs ou femmes». Une rupture dont les acteurs témoigne. Alors que le syndicaliste plante un Romain qui donne à boire à Jésus sur son chemin de croix, l’officier qui l’arrête fait partie des forces de l’ordre qui participent à la fermeture d’un camp de migrants. Quant au maire de Matera, il préfère jouer Simon de Cyrène qui soulage quelques instants Jésus de sa croix que Ponce Pilate.

Bien au-delà du film religieux, Le Nouvel Évangile de Milo Rau donne à voir une humanité commune faite de contradictions, exacerbée par le jeu de miroirs et les différents niveaux du film pour nous confronter à notre propre réalité et au «besoin que nous avons tous en nous d’amour, de dignité», ajoute le réalisateur.

Derrière la révolution, il y a l’envie de réforme qui se joue aussi hors-champs. «Pour faire évoluer la situation de ces migrants, nous avons travaillé avec des activistes et des avocats pour les aider à obtenir un statut légal», précise Milo Rau. Le projet a notamment abouti sur la création des Maisons de la dignité, avec l’Église catholique, pour offrir un toit et favoriser l’autodétermination des travailleurs migrants exploités.

Voir le film

- Le 31 mars, sortie en ligne du film «Le Nouvel Évangile » de Milo Rau. Billets disponibles dès le 25 mars sur www.lenouvelevangile-lefilm.ch

- Le 29 mars à 20h15, une avant-première du «Nouvel Évangile» sur la plateforme www.filmlivestraming.ch, suivi d’un débat online avec Milo Rau.

- Le film est disponible sur le site du FIFDH jusqu’au 14 mars, au prix de 10 fr. https://films.fifdh.org/film/le-nouvel-evangile/