
«Les civils sont acteurs des guerres»
Laure Borgomano
Agrégée de lettres, titulaire d’un doctorat en philosophie (Faculté de théologie de Genève) et en sémiologie du film (Université de Grenoble-Alpes), ancienne conseillère à la Représentation permanente de la France à l’OTAN, Laura Borgomano a synthétisé ses réflexions dans un essai remarqué (lire ci-dessous). Elle y développe l’idée que tout individu dispose «d’un espace transitionnel», capable «d’abriter l’humanité en soi», où il lui est possible de puiser, au moyen de «va-et-vient» permanents, pour affronter la réalité traumatisante des conflits.
Guerres permanentes, conflits hybrides… Nos sociétés sont-elles en guerre?
LAURE BORGOMANO Nous vivons aujourd’hui dans une situation de guerre permanente, en deçà d’un conflit ouvert, où tout peut servir d’arme. C’est «l’arsenalisation» de tout: commerce, immigration, santé, énergie, information, numérique… Dans une guerre ouverte, ces outils existent aussi, mais sont, en principe, encadrés par le droit. Dans une situation de guerre permanente, on ne peut plus séparer clairement agresseurs et agressés, savoir si une attaque informatique est l’œuvre d’une puissance étrangère ou non.
Comment lire ce monde diffus?
Les civils sont désormais en première ligne. Même dans les conflits ouverts, ils jouent un grand rôle. Ce ne sont pas de simples victimes passives, mais des acteurs des guerres, volontairement ou non. De leur capacité de résistance éthique dépendent les sorties de conflit. Or les menaces hybrides ont un effet démobilisateur. Nous nous sentons impuissants, incertains. Le matraquage de l’information sur les conflits ouverts (Gaza, Ukraine, Afrique) angoisse et fige la réflexion. On ne réfléchit pas à d’autres thématiques, aux vulnérabilités qui provoquent les conflits – d’où viennent les matériaux pour nos téléphones par exemple. En outre, la délégitimation de toutes les institutions de médiation – sociales, politiques – les attaques contre le droit entretiennent une forme de désespérance. Or la résistance éthique individuelle est inséparable de sa prise en charge par la médiation d’institutions.
La spiritualité peut-elle être une ressource éthique, une forme de «réserve»?
Oui, tout à fait. Le philosophe Gabriel Marcel (1889-1973), dans une conférence donnée en 1942, explique que l’espérance, qualité spirituelle par essence, est l’expérience intime d’une conversion intérieure de notre relation au temps et au monde. L’espérance implique de se relier à un temps et un espace autres, ici et maintenant. Sans nier le réel, l’horreur, la souffrance, mais en se disant que ce n’est pas «le tout» du réel.
Comment articuler résistance éthique individuelle et travail collectif dans les conflits?
Il s’agit de reprendre confiance en nous, de nous repersuader que nous sommes anthropologiquement, ontologiquement, spirituellement équipés de capacités internes de symbolisation pour analyser le réel, avoir accès à la culture, la mémoire, la politique, faire la différence entre soi et les autres. Ètre donc capables de se retirer psychiquement et spirituellement d’une situation pour se relier à la collectivité. Les populations civiles sont en fait incroyablement résistantes et s’adaptent en permanence. Au-delà de la survie quotidienne, l’investissement collectif de tout ce qui permet de repenser de nouvelles conditions de temps et d’espace est fondamental: créativité culturelle, inventivité politique, tout cela se fait collectivement.
Côté pratique
Vendredi 12 septembre, 10h-17h15, colloque «Résister à la guerre» au Centre international John Knox, au Grand-Saconnex. Entrée libre, sur inscription (avant le 5 septembre): cyril.ritchie @ johnknox.ch.
A lire
La Réserve. Pudeur, ressources et résistance par temps de crise, Laure Borgomano, Labor et Fides, 2025.