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La solitude, le mal sournois qui ronge notre société

Evolution
Pour des raisons différentes, jeunes et seniors font partie des populations les plus touchées par les phénomènes d’isolement, constatent les médecins. Ils et elles en appellent à une prise de conscience de la société dans son ensemble.

«Le lien social peut avoir un effet protecteur sur la santé tout au long de la vie. Il peut atténuer les phénomènes inflammatoires, réduire le risque de problèmes de santé grave, améliorer la santé mentale et prévenir les décès prématurés.[…] À l’inverse, la solitude et l’isolement social augmentent le risque d’accident vasculaire cérébral, de maladie cardiaque, de diabète, de déclin cognitif et de décès prématurés», a écrit en juin l’Organisation mondiale de la santé, dans un communiqué de presse. Elle y annonçait la publication d’un rapport sur le lien social et d’une résolution invitant les États membres à mettre en place des politiques ou des programmes visant à favoriser un lien social positif.

Un stress qui touche la santé
«Tout le monde n’a pas les mêmes besoins en matière de relations, mais je pense que le sentiment de solitude peut toucher toutes les couches sociales», note Myriam Birchmeier, médecin. À côté de ses consultations à Montreux, elle a travaillé pendant trois ans et demi comme cheffe de clinique dans le service de psychosomatique à l’hôpital de l’Ile de Berne. Elle s’apprête à travailler à 20 % au CHUV en médecine intégrative. Pour elle, le lien entre émotions et santé est une évidence.

Elle s’amuse d’ailleurs d’une frilosité toute francophone sur cette question: «Il n’y a pas de service de psychosomatique en Suisse romande parce que le terme y est vu comme péjoratif. Comme si tout était dans la tête, que les patients inventaient leurs problèmes. Moi, je trouve intéressant le terme ‹ psychosomatique › [du grecpsyché, le mental, et soma, le corps, il désigne les troubles causés ou aggravés par des facteurs psychologiques, NDLR]. 

Si l’on n’est pas bien psychologiquement, cela va avoir des répercussions au niveau physique et inversement. Quand on a des maladies physiques, cela a des répercussions psychiques.» Elle poursuit: «Des études ont montré que le fait d’être isolé socialement, de se sentir seul, provoque un stress chronique qui a des répercussions à la fois psychiques et physiques, notamment parce que cela intervient sur le système nerveux autonome et augmente la sécrétion de cortisol.

Le stress chronique, d’origine social, psychologique ou physique peut favoriser des problèmes d’hypertension, de diabète, de maladies cardio-vasculaires, des réactions inflammatoires et perturber le système immunitaire et donc favoriser les maladies auto-immunes ou les cancers, tout en sachant que toutes ces maladies sont multifactorielles et que la médecine doit agir sur les différentes origines des maux.» 

A l’Université de Genève, la psychologue Charikleia Lampraki travaille sur cette question. «Mes axes de recherche tournent autour de la solitude, le sentiment, et de l’isolement social, le fait plus objectif de se retrouver seul, sans entourage. Ces dernières années, nous avons étudié en particulier le lien avec le vieillissement cognitif», décrit-elle. Pour cela, elle travaille à l’aide de bases de données répertoriant des informations sur des milliers de personnes. Avec des résultats qui montrent des associations fortes. «Dans le cas de la cognition, le lien apparaît même comme plus fort entre solitude ressentie et perte de compétences en comparaison avec l’isolement effectif.»

Un signal à écouter
Charikleia Lampraki prévient toutefois: «La solitude n’est pas toujours un sentiment mauvais. Il faut y réfléchir comme à une manière de notre corps, de notre âme, de dire: ‹ j’ai besoin de socialisation! › C’est comme la nourriture, quand on a faim, on cherche à manger. Ce qui devient maladaptatif, c’est quand on a besoin de trouver quelqu’un et qu’on n’y parvient pas.» Comme il nous paraît naturel de faire des efforts pour se procurer de la nourriture, il devrait sembler normal de travailler à maintenir des relations sociales. 

«Comme médecins, on est quand même assez démunis quand les patients consultent et que leur problème, finalement, est lié à la solitude», note MyriamBirchmeier. «On les incite à aller dans des associations, des clubs de quartier. Il leur est parfois déjà difficile de se mobiliser pour cela, et ils en ressortent parfois déçus. Par exemple, un patient s’est inscrit à un cours de yoga et rapporte qu’à la fin tout le monde part immédiatement. Il n’arrive pas à aller boire un verre après. C’est juste un moment partagé avec d’autres personnes, mais il n’y a pas vraiment de lien et d’échange.» 

Les communautés spirituelles pourraient être de grandes ressources. «Je crains que même dans les Églises cet esprit de communauté se perde un peu. Il faudrait peut-être le promouvoir. Partager quelque chose d’humain, en s’appuyant sur les valeurs universelles.»

Un effort pour dresser sa solitude
A Lausanne, Esteban [prénom d’emprunt] reconnaît se sentir seul. «Mais la solitude, il faut la dresser!» insiste le Sud-Américain, en Suisse depuis plus de vingt ans et musicien professionnel. «J’ai la chance d’avoir une passion, cela aide. Mais sinon, j’ai mes rituels. Je rythme ma vie et cela m’aide.» Souffrant de problèmes d’audition, il a renoncé à assister à des concerts et à nombre de sorties. «J’ai besoin d’écouter de la musique dans de bonnes conditions», regrette-t-il.

Il pense toutefois avoir de toute façon un caractère assez solitaire: «J’ai été en couple, un temps, et nous étions tous les deux assez isolés, en fait.» Cheffe du département de psychiatrie du CHUV, Kerstin von Plessen suit les expériences de «prescription sociale» menées dans certaines régions. «Cela fonctionne comme un complément de soin, où l’on prescrit au patient d’avoir des activités physiques, culturelles ou créatives, ou de rejoindre un groupe de soutien ou de recevoir des conseils pratiques. 

En arrière-fond, c’est un peu une idée qui existe depuis longtemps en psychiatrie: avoir des actions de médiation pour conduire à une réintégration dans la communauté.» Avec un risque de tout placer entre les mains du docteur. «Je pense que l’on a quand même tendance à médicaliser beaucoup de problèmes qui sont des phénomènes de société. Même l’usage des prescriptions sociales ne devrait pas empêcher la société de s’occuper des liens et des activités communes en amont.» Une prise de conscience plus large est donc nécessaire.

Les jeunes se sentent seuls
L’OMS désigne plusieurs populations particulièrement à risque: «On estime que l’isolement social touche près d’une personne âgée sur trois et un adolescent ou une adolescente sur quatre. Les personnes appartenant à certains groupes, comme les personnes handicapées, les réfugiés ou les migrants, les membres de la communauté LGBTQ+, les groupes autochtones ou les minorités ethniques, peuvent être victimes de discrimination ou se heurter à des obstacles supplémentaires qui entravent l’établissement de liens sociaux.» 

Par ailleurs, les jeunes seraient particulièrement touchés par le sentiment de solitude, même s’ils sont entourés. «Entre 17et 21 % des personnes âgées de 13 à 29 ans déclarent se sentir seules.» «On a quand même beaucoup de ‹ besoins de base › qui sont accessibles par internet, et le phénomène intéressant qui est décrit par la recherche et que nous voyons en clinique c’est que de nombreux jeunes en arrivent à éviter de se mettre en contact direct avec d’autres, par exemple par le téléphone. Ce qui est populaire chez les jeunes passe par une communication écrite et visuelle. Ensuite, il devient possible de tout faire en ligne, par exemple ses achats, et cela peut participer à des spirales d’isolement», explique Kerstin von Plessen. «Par ailleurs, les réseaux sociaux et les smartphones modifient aussi les liens qu’ils peuvent avoir avec leurs pairs. Ils jouent ensemble, ils communiquent en ligne, mais visiblement cette forme de relation n’empêche pas qu’ils ressentent un manque de liens directs.»  Raison pour laquelle même les services de psychiatrie envisagent une présence virtuelle afin de pouvoir nouer ou renouer le lien avec ces populations.

Des programmes visant les seniors
Autre population vivant isolée, les seniors. «Effectivement, ce n’est pas un cliché», réagit Pierre Vandel, médecin-chef au Service universitaire de psychiatrie de l’âge avancé. Il souligne qu’un moment particulièrement à risque dans une biographie individuelle est le passage à la retraite. «La majorité d’entre nous passe la plupart de son temps avec ses collègues en journée. Ce lien social est extrêmement important et c’est très protecteur à différents niveaux. La retraite représente une rupture très abrupte», prévient-il. 
Néanmoins, lui non plus ne recommande pas une médicalisation de cette question, mais une réflexion de société. «En Europe du Nord, la prévalence de la solitude est assez faible, del’ordre de 10–15 %. Dans ces pays, il y a des programmes intergénérationnels de logements collectifs pour les seniors. La question est largement prise en compte. 

En Europe du Sud, où les initiatives politiques sont plus limitées, la prévalence de la solitude est plutôt estimée à 25–35 %. 
Tout repose sur la famille et avec le déclin du modèle traditionnel familial on rencontre des difficultés. La Suisse se situe entre deux avec 20–25 %, avec une solitude plus accrue en zone urbaine.» Une marge de manoeuvre existe.