Sommes-nous sur la voie de l’autoritarisme?

Les manifestations devant le Palais fédéral en 2020 durant la pandémie sont le fruit du durcissement du débat public. / ©iStock/Julien Viry
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Les manifestations devant le Palais fédéral en 2020 durant la pandémie sont le fruit du durcissement du débat public.
©iStock/Julien Viry

Sommes-nous sur la voie de l’autoritarisme?

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Le recul démocratique concerne-t-il aussi l’Occident? L’essor des régimes illibéraux pose la question de la contagion des idées autoritaires dans nos pays. A quelles conditions nos sociétés pourront-elles y faire face?

Le 3 avril dernier, le hongrois Viktor Orbán était réélu confortablement à la tête de son pays, balayant une coalition de partis d’opposition. La nouvelle n’a pas fait la Une des médias: le même week-end, l’Europe découvrait horrifiée, à Boutcha (Ukraine), des corps souvent ligotés de civils, femmes et enfants inclus, violé·es, brûlé·es, torturé·es, massacré·es. Alors que des voix s’élevaient pour dénoncer la violence du «boucher» Poutine, Orbán reprenait tranquillement des rênes du pouvoir. Non sans certains points communs avec son voisin russe: pouvoir personnel, mise à la botte de la presse et de la justice de son pays, lutte contre les droits reproductifs, les droits des personnes migrant·es, vision ultra-conservatrice de la société. Le tout, en conflit déclaré avec l’Union européenne, qui a ouvert – fait unique dans l’histoire des institutions – une procédure contre la Hongrie et la Pologne, pour leur refus d’appliquer le droit européen.

En 2021, la démocratie était en recul sur l’ensemble du globe, selon l’indice britannique Global Democracy Index. Seulement 47,5% de la population mondiale vivait dans une démocratie, contre 49,4% un an auparavant. Un recul dû à la restriction des libertés individuelles en réponse à la pandémie de Covid-19. Voire une dérive qui se retrouve dans une série de régimes: la Hongrie et son recul des libertés individuelles, mais aussi, fait marquant, les Etats-Unis, où la transition démocratique du pouvoir a été marquée, en 2021 et pour la première fois dans l’Histoire, par des violences attisées par la contestation du vote par le président sortant, Donald Trump.

Nos démocraties seraient-elles en train de succomber à une vague irrésistible de populisme, voire d’autocratie? L’histoire européenne a montré qu’il était possible à une dictature de s’installer légalement en subvertissant petit à petit les contre-pouvoirs. Depuis 2005, la Russie de Vladimir Poutine a opéré sa mue dictatoriale sous nos yeux. Et du Brésil à l’Europe orientale, les idéologies sociales conservatrices, parfois alimentées par une récupération du christianisme, font florès.

Cycle conservateur

«Aujourd’hui, d’un point de vue international, les mouvements traditionalistes sur le plan religieux sont plus puissants que les mouvements libéraux», constate Valentine Zuber, directrice d’études en religions et relations internationales à l’Ecole pratique des hautes études, à Paris. L’Union européenne reste un îlot de valeurs progressistes et libérales dans le reste du monde. «On peut se sentir assiégé, d’un point de vue européen, par ces mouvements qui prônent une lecture traditionaliste des textes religieux. Et, effectivement, ces positions fermes et réactionnaires influent sur les débats dans les Eglises européennes», observe la chercheuse.

Le catholicisme français, par exemple, a été sensible au conservatisme évangélique américain sur les questions des droits des personnes LGBT. Pour autant, nuance la chercheuse, «bon an mal an, les Eglises chrétiennes européennes évoluent vers le progressisme porté par les demandes des fidèles». Reste que sur le plan international «nous sommes dans un cycle conservateur, avec un retour des identités nationales, dont la composante religieuse n’est pas des moindres».

Fractures réelles

Travaillées par ces idéologies identitaires et conservatrices, défiées par des crises (climatiques, économiques, migratoires), nos démocraties européennes subissent des fractures profondes. La pandémie, qui a catalysé les théories du complot, a contribué à réduire la confiance dans les autorités (ou à renforcer la vision d’un leader fort au détriment de plusieurs institutions, qui doivent forcément s’accorder).

La multiplicité des médias, réseaux sociaux compris, complexifie la discussion collective. Comment s’entendre quand les sources d’informations sont exponentielles, et peu voire pas hiérarchisées? Que les faits parfois partiels ou erronés circulent plus vite que l’information vérifiée? C’est «la désinformation, la manipulation des faits, avec parfois des médias établis qui jouent le jeu de la contestation systématique», qui contribue à affaiblir sérieusement nos démocraties, analyse Eric Maurice, responsable du bureau bruxellois de la Fondation Robert Schuman, auteur d’analyses détaillées des menaces en cours sur les démocraties européennes.

Thermomètre de bonne santé démocratique, le débat public en a pâti. En Suisse, les manifestations historiques devant le Palais fédéral durant la pandémie ont montré un durcissement. «C’est vrai qu’on a pu observer des menaces de mort contre des ministres cantonaux, un ton agressif, inhabituel dans le débat politique», pointe Pascal Sciarini, à l’institut d’études politiques de l’Université de Genève.

Le déclin de la participation politique traditionnelle (à travers les élections) est régulièrement désigné comme un autre signe de déclin démocratique. Ce dernier phénomène est cependant relativisé par plusieurs politologues. Nous avons eu «un âge d’or de la participation dans les années 1950 à 1970, avec des taux de participation de 80-85% pour les élections principales en Europe occidentale. On est aujourd’hui plutôt à 10 points de moins mais il ne s’agit pas d’une chute dramatique», estime Olivier Rozenberg, membre du Centre d’études européennes et de politique comparée, cité par le site pédagogique ToutelEurope.eu. Alors que Pascal Sciarini rappelle qu’en Suisse, les citoyen·nes sont consulté·es très fréquemment et, qu’aujourd’hui, les électeur·ices se mobilisent davantage «en fonction des sujets qui les concernent particulièrement».

L’histoire européenne a montré qu’il était possible à une dictature de s’installer légalement en subvertissant petit à petit les contre-pouvoirs

Attentes démesurées

Et si le recul démocratique était en partie amplifié par le sentiment d’un décalage profond entre des attentes et des faits? C’est ce qu’estime Thomas Gmuer, chercheur au Graduate Institute de Genève: «Après la chute du Mur en 1989, le 200e anniversaire de la Révolution française et la thèse de la fin de l’Histoire, popularisée par Francis Fukuyama, s’est ouverte une période de satisfaction démocratique: satisfaction envers les droits acquis, les niveaux de vie, les régimes gouvernementaux et leur accord avec l’économie de marché.» Des éléments remis en question actuellement. Mais c’est l’essence même de la démocratie de «prendre en charge ces dissonances intrinsèques, plutôt que de les reléguer à quelque chose de secondaire», estime le chercheur. «La démocratie, par définition, c’est la prise en charge collective de la mésentente et du dissensus. C’est par essence un rapport difficile et laborieux au pouvoir.» En ce sens, la qualité d’une démocratie serait justement… sa capacité à se réformer et à s’interroger en permanence.

Vivacité des contre-pouvoirs

De ce point de vue, nos régimes politiques sont bien vivaces (voir Réformés, mai 2019) : manifestations pour le climat, grève des femmes… La décennie 2010-2020 aura été marquée par une vague de mouvements populaires. Plutôt que des signes de régimes politiques malades, certains y voient de la participation politique sous d’autres formes, voire de véritables laboratoires sociétaux. Ou, tout simplement, des «soupapes de sécurité nécessaires pour exprimer le mécontentement», résume le professeur Pascal Sciarini. Qui rappelle que la Suisse reste le seul pays au monde dont les citoyen·nes ont pu voter deux fois de suite sur la restriction des libertés individuelles face à la pandémie.

Loin de subir une poussée populiste, «la Suisse est même le premier pays européen à l’avoir expérimentée», estime-t-il. «Nous avons connu la montée de l’UDC bien avant d’autres pays en Europe, avec la transformation de ce parti centriste en parti de droite, national et conservateur. L’UDC a su se servir de la démocratie directe pour obtenir un soutien électoral.» Mais, pour le politologue, «cette dérive» a pu être contenue par les institutions. Reste que pour que des institutions puissent résister à des poussées populistes ou autoritaires, «il faut justement des contre-pouvoirs forts et indépendants», pointe Eric Maurice. Ce sont précisément ces contrepouvoirs qui, en Hongrie comme en Pologne ou dans d’autres régimes autoritaires, ont été affaiblis: société civile, médias, justice. Autant de domaines où se construit une nation, hors des urnes.

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