«Face à la crise, l’Église doit jouer son rôle d’éclaireur»

Jean-Marie Brandt est docteur en sciences économiques et docteur en théologie.
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Jean-Marie Brandt est docteur en sciences économiques et docteur en théologie.

«Face à la crise, l’Église doit jouer son rôle d’éclaireur»

12 décembre 2019
Dans «C’est l’emploi qu’on assassine», le catholique Jean-Marie Brandt, docteur en sciences économiques ainsi qu’en théologie, en appelle à une prise de position des Églises face à la «vampirisation» de l’économie par le monde de la finance pour renouer enfin avec une économie «au service de l’homme». Rencontre.

Chômage de longue durée, ubérisation, baisse du pouvoir d’achat, ghettoïsation des exclus sociaux... Pour Jean-Marie Brandt, docteur en sciences économiques et théologie, il devient urgent de remettre de la dignité humaine au cœur de nos sociétés libérales. A travers l’essai «C’est l’emploi qu’on assassine» (Ed. Saint-Augustin) auquel ont participé ses confrères Daniel Canova et Jean-Philippe Chenaux, cet ancien président des catholiques vaudois lance en effet un véritable cri d’alerte face à la dérive de notre système économique et ses toujours plus nombreux laissés-pour-compte, éjectés des statistiques sitôt leur fin de droit sonnée.

«La vérité crève les yeux», s’indigne l’homme. Comprenez par-là: la fracture économique, sociale et politique, qui s’est notamment exprimée sur les ronds-points lors de la crise des gilets jaunes. Si les réponses des gouvernements se font attendre, pour ce spécialiste, les Églises n’en ont pas moins un rôle à jouer au sein de ce système assassin. Explications.

Dans votre ouvrage, vous dénoncez un déni d’information. Y aurait-il une volonté de taire la gravité de la situation?

Pour nous, ce déni d’information est clairement structurel. Premièrement, il provient du fait que dans le système actuel, le politique a une échéance à deux ans. Deux ans après son élection, le politique pense déjà à sa future élection. Or tout ce qui est structurel dans l’économie, comme le chômage, suit des cycles de quatre à six ans. Ce décalage est donc structurel. Deuxièmement, comme on est tous un peu largués face à cette situation, on parle de «chômage structurel», de «chômage d’équilibre», comme si on avait une définition scientifique du chômage. Or on n’en a pas. Le chômage de masse et de longue durée — en particulier des jeunes et des seniors —, est tout simplement un constat d’échec de notre monde libéral.

Est-ce à dire que le libéralisme serait aujourd’hui un modèle dépassé?

Pas en tant que tel. N’oublions pas que le libéralisme repose sur la définition de l’individu, son libre-arbitre, sa conscience, sa responsabilité et son engagement. C’est vraiment une invention calviniste qui fait suite à une longue tradition judéo-chrétienne. Le libéralisme qui met en valeur la personne humaine dans sa dignité et son rapport au travail, il faut le conserver. Ce qui est dépassé, c’est le néo-libéralisme, ou post-libéralisme, soit un libéralisme à tout crin. Cette forme de libéralisme radicalisé, qui n’est plus contrôlé par l’État. Or quand l’économie est pilotée par la finance, comme c’est le cas aujourd’hui, on n’est plus dans la même dimension socio-économique. Ce qui signifie que l’État doit intervenir et jouer son rôle de régulateur.

Aujourd’hui l’économie est vampirisée par le monde de la finance

Quel regard posez-vous précisément sur les politiques actuelles en la matière?

Les politiques actuelles sont pleutres, dans le sens qu’il faudrait avoir le courage de prendre le risque d’une vision socio-économique à long terme. Il y a aussi un dialogue social qui a disparu ces vingt dernières années: avant tout le monde se parlait, toutes les institutions, les banques, les gouvernements communiquaient entre eux. Il y avait des luttes, des divergences mais on trouvait des consensus. Aujourd’hui tout le monde se méfie les uns des autres et plus personne ne se parle.

Vous écrivez que «l’économie est vampirisée par la finance». Qu’entendez-vous par là?

Normalement la finance, soit les banques et autres organismes qui injectent de la liquidité, sont au service du moteur économique. Ils sont là pour huiler le moteur. Aujourd’hui, c’est le contraire qui se passe. La finance internationale, notamment celle des GAFA (géants du web, ndlr.) qui sont aujourd’hui, avec les banques d'affaires, les principaux financiers du monde, utilisent l’économie pour se faire valoir, dans la mesure où ils ont besoin d’un vecteur concret pour se répandre dans le monde. La finance n’est donc plus au service de l’économie, ce n’est plus l’huile qu’on met dans le rouage de l’économie, mais c’est comme si le rouage de l’économie devait fabriquer lui-même toute l’huile dont il a besoin et bien plus encore, au-delà de ses besoins.

On parle souvent de finance dématérialisée…

En effet, grâce aux avancées technologiques, on peut commettre des milliers d’opérations en une nanoseconde. Dans cette finance-là, des échanges sont opérés entre les différents financiers de la manière la plus opaque, avec le soutien de sociétés intermédiaires mises en place à cet effet dans des places offshore. Là, circule des milliers de milliards. L’État n’a plus aucun contrôle sur ce qui se passe, ces opérations ne sont même plus reflétées dans les statistiques mondiales. C’est ce qu’on appelle la «black finance», avec ses «black-hole». On utilise d’ailleurs des expressions spectaculaires à l’américaine, parce qu’on ne sait plus comment définir cette finance.

Ce n'est pas en niant la réalité que nous sortirons de la crise

Votre livre résulte d’un travail initié sous l’impulsion de l’évêque du diocèse Lausanne-Fribourg-Genève Charles Morerod, qui a lancé en 2014 la plateforme «Dignité et Développement»…

Notre évêque Charles Morerod a eu l’intuition de nous faire découvrir quelle était la pertinence de la doctrine sociale de l’Église dans la situation actuelle. La crise des gilets jaunes est le reflet sur les ronds-points d’un malaise social évident – et pas seulement en France. Et face à tout cela, nous nous sommes aperçus que la doctrine sociale de l’église est un excellent instrument pour analyser la situation et tâcher de mettre en place des remèdes.

En quoi la doctrine sociale de l’Église est un outil pour vous?

Parce que c’est un enseignement qui repose sur une très longue expérience de la pastorale, et qui n’a aucune prétention idéologique, mais qui apporte de l’éthique dans le monde socio-économique et en particulier dans l’économie. Donc c’est instrument qui peut être utilisé, quelle que soit notre confession, que l’on soit croyant ou pas, dont le but est de cadrer les valeurs et les principes qui sont les références de notre société. Cette doctrine est un enseignement, un instrument idéal pour dresser un bilan de situation et pour nous rassembler tous dans une prise conscience, de confiance, de reconstruction. Ce n'est pas en niant la réalité que nous sortirons de la crise qui s'étend aujourd'hui bien au-delà de la fracture socio-économique. Or, dans le système actuel, tout est fait pour rester dans ce déni.

De quelle manière?

Le chômage de masse et de longue durée n’est pas reflété dans les statistiques. Celles-ci s’arrêtent là où se terminent le droit aux indemnités. Donc on peut multiplier par deux ou trois le nombre de chômeurs réels. Sans compter que la réalité de l'emploi se dégrade. Le chômage de masse et de longue durée a sa dynamique propre, qui ghettoïse les gens. Ce nouveau ghetto arrange tout le monde au final : ça permet de dire que les structures font que c’est supporté.

L’Église protestante est plus sensible aux questions économiques. Et puis, le pasteur est a une épouse, une famille; ça aide.

L’Église catholique n’a pourtant pas soutenu la publication de votre ouvrage. Comment le comprenez-vous?

Il y a en effet divergence avec ce que l’Église pense de ce travail. Nous sommes en contact avec la fondation Centesimus Annus la fondation qui conseille le pape en matière économique. Son ancien président, qui avait d’ailleurs participé à et fidèlement suivi notre travail de réflexion, a jugé que si le résultat final était pertinent, on pouvait attendre de nous que nous montrions «davantage d’optimisme et de confiance». Or pour nous, il était impératif de parler de ce déni d’information systémique. Le reproche a par ailleurs porté sur le fait que notre approche était trop globalisante. Alors que pour nous, le problème est global, justement. C'est d'ailleurs la position du pape François. Depuis la crise de 2008, on constate avec lui que la finance s’insinue partout et qu’elle dirige autant l’économique que le politique.

N’est-ce pas justement ce qui a mis mal à l’aise l’Église, l’aveu qu’ils sont dépassés, tout autant que les États ? 

Mon expérience de terrain montre qu'il y a une distinction pratique à faire dans la manière de gérer la ressource, en premier lieu la ressource économique et financière. Les catholiques (je parle du clergé) confient la gestion de ses ressources à des tiers, des professionnels. L’Église protestante est plus sensible à ces questions économiques, parce que le pasteur est responsable de la gestion de ses finances. Et puis il a une épouse, une famille. Et ça, ça aide à développer la sensation de la gestion de la ressource et de la finance. La fracture économique entre le nord protestant et le sud catholique s'explique en partie de cette vision différente de la responsabilité personnelle dans la gestion des biens de ce monde. Même si de grands efforts sont faits par le Vatican, en tout cas depuis Ratzinger et François.

Y aurait-il selon vous du désintérêt pour ces questions du côté de l’Église catholique?

Disons que ce déni d'information imprègne l'ensemble de notre cadre sociétal. L'Église ne semble pas y échapper. Nonobstant le travail de terrain de nos pastorales du travail, des laïques notamment, qui est extraordinaire, on n'observe pas de prise de position des Églises sur la réalité de la fracture sociétale. Une prise position qui se référerait à la doctrine sociale de l'Église, disons: la doctrine sociale des Églises. C'est le sens de notre ouvrage.

Concrètement, quelle marge de manœuvre aurait l’Église?

Une marge de manœuvre éthique et spirituelle. Il y va de sa responsabilité socio-politique comme de sa survie. Il n'est pour nous aucune raison de penser que l’Église n’a pas le devoir et le moyen de proclamer bien haut sa vision de la situation à travers le filtre des valeurs et principes de la doctrine sociale de l’Église.

Vous en appelez donc à une prise de parole?

Une prise de parole politique, absolument – et de manière œcuménique. Il n’y a aucune raison que l’on considère qu’il y ait une séparation entre l’Église et l’État qui ferait que l’Église n’a pas le droit de d’offrir sa parole lorsque la relation entre travail et dignité humaine est remise en cause par le chômage de masse et le chômage de longue durée. Pourquoi l’Église, qui a en mains les clés de l’éthique, au moins ça, les clés des valeurs et principes qui sont la base de notre société, ne prend pas la parole? Par exemple sur les ronds-points aux côtés des gilets jaunes? et avec nos Autorités ? et publiquement ? Son absence dans le débat nous choque.

Les Églises n’ont pas à se poser la question de leur survie, mais à s’interroger sur le malaise actuel

L’Église aurait-elle selon vous démissionné?

Non, je ne pense pas que l’Église démissionne, mais je dirai que l’Église donne l'image d'un mal être que rien ne justifie. Elle est comme émasculée par cette pseudo séparation de l’Église et de l’État et n’ose donc plus le débat public ni l'engagement politique transparent.

Le fait que les Églises ne prennent pas parole politiquement, ne serait-ce pas lié au fait qu’elles luttent déjà pour leur propre survie?

Je ne suis pas d’accord avec cela, même si certains posent la question de cette manière. Pour ma part, je trouve que c’est là le vrai manque de confiance, peut-être même le manque de foi. On devrait avoir plus confiance dans nos propres valeurs et ne pas avoir peur de diagnostiquer la réalité de la crise ni de faire monter nos valeurs comme des repères-phares sur le chemin du futur. On est quand même porteurs d'une vocation, d'une mission, non? Et cette vocation et cette mission, ce n’est pas en période de beau temps qu’on doit les incarner. Les Églises n’ont pas à se poser la question de leur survie, mais à s’interroger sur le malaise actuel et réfléchir aux réponses qu’elles peuvent apporter aujourd’hui. Savoir distinguer les signes des temps, c’est sa mission, rappelons-le. Par rapport à la dignité humain, le lien entre le travail et la dignité humain, le bien commun, la forêt d’Amazonie, etc. L’Église doit jouer son rôle d’éclaireur engagé et responsable.