L'athée Michel Onfray regrette le christianisme

Michel Onfray déplore la destruction de l'héritage judéo-chrétien. / DR / Elodie Grégoire
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Michel Onfray déplore la destruction de l'héritage judéo-chrétien.
DR / Elodie Grégoire

L'athée Michel Onfray regrette le christianisme

Alors qu’il se déplace d’un plateau télé à un autre pour faire la promotion de ses deux derniers ouvrages, le philosophe connu pour son athéisme exprime à plusieurs reprises regretter l’effondrement de notre héritage chrétien. Grand Entretien.

Qui l’eût cru? Michel Onfray, l’auteur du célèbre Traité d’athéologie (2005) et philosophe connu pour son athéisme militant, se fait aujourd’hui l’un des intellectuels les plus virulents face à la dissolution de notre civilisation judéo-chrétienne. En pleine promotion pour ses deux nouveaux ouvrages, La nef des fous et Vies philosophiques (Ed. Bouquins), le philosophe s’est exprimé, à plusieurs reprises ces dernières semaines, sur les conséquences d’un tel effondrement sur les individus, désormais en perte de repères, mais aussi en manque de transcendance. Interview.

Michel Onfray, l’athée convaincu qui déplore la destruction des racines chrétiennes de l’Occident, cela a de quoi étonner. Il y avait donc quand même du bon à prendre?

 Le judéo-christianisme revu et corrigé par la Renaissance et la philosophie des Lumières, le tout passé à la moulinette de Mai 68, il ne reste plus grand-chose de cette civilisation qui a tout de même vécu deux mille ans. De plus, en Europe, elle est menacée par les valeurs d’une civilisation islamique qui aspire moins à l’œcuménisme qu’à la substitution. L’heure est venue de choisir son camp et j’ai choisi celui qui a rendu possible Dante et Bach, Michel-Ange et Mozart, Montaigne et Voltaire, Marivaux et Camus. Sinon, moins éthéré,  le Pétrus et l’andouillette…

Qu’est-on en train de perdre exactement de cet héritage? Des valeurs, des repères, une identité, une religion structurante, une croyance?

En un mot, un seul: l’existence d’un surmoi. Nous sommes passés d’un monde de devoirs sans droits à un monde de droits sans devoirs. L’individu, monade solitaire sans portes ni fenêtres, erre sans points de repères: ni transcendance, ni sens du sacré, ni spiritualité, juste une étourdissante passion consumériste obsessionnelle. Cette absence de surmoi efface autrui qui n’existe plus que comme un atome lui aussi aveugle, tournant et tombant dans le vide.

Vous dites que le christianisme ne propose plus de repères, qu’ «aujourd’hui, tout est relatif, tout est acceptable, il n’y a plus de bien ni mal».  Ne faudrait-il pas au contraire se réjouir de la fin de ce joug souvent décrié et notamment par vous-même comme moralisateur?

J’ai surtout fustigé le judéo-christianisme pour sa politique paulinienne du corps. C’était d’ailleurs moins celle de Jésus, qui n’a jamais invité à cet idéal ascétique mortifère, que celle de saint Paul qui haïssait les femmes, le désir, les passions, les pulsions, la vie, travaillé qu’il était par  sa fameuse «écharde dans la chair», une probable impuissance qui , afin de pouvoir vivre avec, lui a fait vouloir l’impuissance pour tous. Si, avec Érasme ou Montaigne, le christianisme s’était dépaulinisé, si vous me permettez le néologisme, peut-être aurait-il vécu plus longtemps.

Vatican II, c’est Mai 68 avant l’heure dans l’Église

Récemment, de nombreuses de vos prises de position rejoignent précisément celle des courants chrétiens conservateurs, notamment lorsque vous dénoncez l’avortement jusqu’au 9e mois de grossesse, le consensus actuel sur la fluidité des genres, ou encore la dictature des minorités. Comment vous expliquez-vous cette connexion?

J’ai en effet plus de complicité avec le christianisme traditionnaliste d’avant Vatican II qu’avec ce gloubiboulga saturé de moraline du pape François! L’athée que je suis, et que je reste, ne peut consentir à la marchandisation des corps : location d’utérus, achat et vente de sperme et d’ovules, réification de l’enfant de neuf mois afin de pouvoir l’euthanasier légalement, achat d’enfants, fabrication désinvolte d’orphelins, destruction des identités naturelles, déstructuration identitaire des enfants. Mais c’est l’homme de gauche qui parle ainsi et pour lequel la location ou la vente des corps ne saurait être un projet de civilisation. C’est celui d’une barbarie inaugurée par les médecins nazis.

Vous allez jusqu’à dénoncer un «catéchisme progressiste» au sein du christianisme, qui aurait selon vous «accéléré sa décomposition». À quoi faites-vous allusion précisément?

À Vatican II qui effondre la base sacrée, transcendante, spirituelle et bimillénaire de la religion chrétienne pour la réduire à une morale moralisatrice qui donne les pleins pouvoirs au peuple chrétien, les fidèles qui chantent des chansons de Michel Fugain à l’office, contre l’élu chrétien, le prêtre qui effectue la liaison entre Dieu et l’Église entendue dans son sens étymologique – l’assemblée des chrétiens. Vatican II, c’est Mai 68 avant l’heure dans l’Église. On y a congédié les figures d’autorité investies au profit du pouvoir donné à une foule inculte.

Le christianisme s’excuse d’exister

Alors que l’islam reste une religion forte, le christianisme serait-il en train de devenir une philosophie comme une autre?

L’islam est moins fort de sa puissance que de la faiblesse d’un christianisme qui s’excuse d’exister. Benoit XVI fit à Ratisbonne un discours puissant et fort, lucide et déterminé, mais on ne sait pour quelles raisons, il a démissionné… Est-ce en rapport? J’ai tendance à le croire… Le pape François rentre d’ Irak, et il ne s’est pas encore remis du fait que l’ayatollah chiite qu’il a rencontré s’est levé par deux fois pour le saluer sous prétexte qu’il ne le ferait jamais pour personne .

En Europe, on est souvent plus bienveillant avec les autres religions, l’islam ou les spiritualités orientales en tête, qu’avec le christianisme. Comment comprendre ce sentiment de malaise face à nos racines chrétiennes?

C’est le christianisme lui-même qui s’excuse d’exister et qui, pour sauver sa peau, du moins le croit-il faussement, table sur un œcuménisme qui travaille à sa perte. Le christianisme n’est pas soluble dans l’animisme ou le totémisme amérindien, pas plus que dans l’islam ou le bouddhisme, quelles qu’en soient les formes. Vatican II a invité à parler en français, à tutoyer Dieu dans le Notre-Père, à tourner le dos à l’esprit-saint qui, dans l’église, était orienté vers le soleil levant et annonce la permanence de la lumière, à remplacer mille ans de musique d’église par des chansons de variété française - on donne désormais du Brassens dans des enterrements…- , comment peut-on respecter une religion qui ne se respecte plus?

Le sentiment religieux n’est pas mort

Est-ce à dire qu’il serait pour vous souhaitable que le christianisme revienne à ses fondements, en premier lieu tout le discours sur le salut? 

 Je ne suis pas réactionnaire, au sens étymologique, et ne crois pas à la possibilité de restaurer un ordre ancien. Le futur ne saurait être du passé réactualisé dans le présent. Ce qui est mort ne se ressuscite jamais.

Les civilisations fonctionnent comme des organismes vivants. Elles naissent, croissent, connaissent un temps de plénitude, plafonnent, puis décroissent et chutent avant de mourir replacées par d’autres qui se construisent sur leurs gravats. La métaphysique du corps glorieux des chrétiens générera la physique d’un corps transhumaniste. Le discours sur le salut quittera le registre théologique ou ontologique qui fut le sien au profit d’un discours anatomique et numérique.

Certains vous reprochent de n’évoquer toujours que le versant catholique du christianisme. Pourquoi ignorez-vous dans votre analyse l’héritage de la Réforme?

Vous avez raison… Je ne compte pas ou plus les reproches. Mais celui-ci est recevable… Disons que c’est probablement parce que, de formation catholique, je connais mieux le catholicisme que le protestantisme. À quoi il faut ajouter que je me sens un auteur très français et que la France est un pays catholique.  

 Je crois que le protestantisme est un premier pas vers Vatican II… Il laisse une grande part à la raison, il écarte la bimbeloterie catholique, il ignore aussi bien les indulgences que les facilités éthiques de la confession auriculaire, conséquemment il est plus austère et plus rigide avec la morale, il économise les pleins pouvoirs du prêtre au profit de la lecture directe avec le texte, en ce sens, il devrait plus et mieux me plaire.

S’il devait avoir la foi, le philosophe que je suis serait protestant

Mais je crois que la foi est une affaire de grâce, que je ne l’ai pas, que je ne l’attends pas, c’est ainsi, et que, quand on a la foi, tout ce qui fait le caractère baroque, sinon rococo, du catholicisme, trouve sa place sans difficulté. Le philosophe que je suis, s’il devait avoir la foi, serait protestant. Mais si j’avais vraiment la foi, avec le catholicisme, je serais chez moi…

Si Malraux disait que le «XXI sera spirituel ou pas», que diriez-vous aujourd’hui face aux perspectives d’avenir?

Que ce siècle sera transhumaniste et qu’une religion de type New-Age le portera. Les prémices de cette religion à venir  sont dans la cancel culture qui effectue un travail de table rase de tout ce qui fit les grandes et riches heures de la culture occidentale.

La reconstruction sur cette table rase sera le fait de gens comme Elon Musk, l’homme désormais le plus riche du monde, qui a déjà commencé à fabriquer une chimère entre le vivant et le numérique: une truie nommée Gertrude porte déjà dans son cerveau un micro-processeur connecté de manière digitale – c’est-à-dire avec un humain qui décidera de ce qui se trouvera dans le cerveau de ce mammifère. À hauteur de ces mille ans à venir, notre futur sera celui d’une truie pilotée par une poignée de maîtres du monde.  Ce sera un mixte de 1984 d’Orwell et du Meilleur des mondes de Huxley… Gertrude, c’est l’Adam des transhumanistes.