Répondre au désir d'expérience chrétienne

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Répondre au désir d'expérience chrétienne

Expérience
Centrées sur l’intellect et la parole, perçues comme moralisatrices, les Eglises réformées paraissent incompatibles avec les personnes en recherche spirituelle. Pour leur répondre, des ministres redécouvrent le mysticisme chrétien.

Est-ce que faire résonner les bols tibétains ou méditer sous une forme inspirée par la méditation pleine conscience a sa place dans un lieu d’Eglise réformée? «Je constate globalement l’existence dans notre société d’une aspiration spirituelle qui se décline le plus souvent en dehors de la religion institutionnelle», souligne la pasteure Isabelle Graesslé. Voulant se mettre au service de ses paroissiens et paroissiennes, elle propose ou accueille dans sa paroisse de Prilly-Jouxtens (VD) des activités aussi diverses qu’un labyrinthe méditatif durant la Semaine sainte (avant Pâques), des week-ends d’initiation à la spiritualité, des moments de méditation en silence ou au son de musiques spirituelles. «Le protestantisme réformé, plus que d’autres traditions, de par la liberté qu’il donne à ses ministres, rend possible un accueil des personnes recherchant une spiritualité qui permette une certaine forme d’expérimentation. Pas question pour autant d’imposer de nouvelles pratiques aux fidèles les plus traditionnels: «Je suis au service de mes paroissiens et paroissiennes et je préserve ceux qui doivent être préservés, mais j’ai aussi eu des retours très enthousiastes de paroissiens classiques.» La paroisse de Prilly-Jouxtens profitera donc du jubilé d’un de ses lieux de culte pour approfondir cette recherche spirituelle. «Pour les 60 ans du Centre paroissial Saint-Etienne, nous avons travaillé avec l’Ecole cantonale d’art de Lausanne pour lancer un projet de mise en couleur d’une paroi un peu triste du bâtiment. Les étudiants participant au concours avaient pour mission de mettre en valeur la croix qui passe aujourd’hui presque inaperçue sur une paroi sombre. L’idée est venue de travailler aussi avec la Faculté de théologie. Dans le cadre d’un cours de théologie pratique du professeur Olivier Bauer, les étudiants devront, eux aussi, faire des propositions permettant de rejoindre d’autres paroissiens.»

Réponse chrétienne

C’est aussi un certain sens du ministère qui a poussé le pasteur Nils Phildius à s’intéresser à des pratiques méditatives, corporelles et créatives. «Ça été un tournant pour moi que de me mettre non plus en priorité au service d’une communauté, mais d’abord d’individus en recherche spirituelle», explique le pasteur de la Maison bleu ciel à Lancy (GE). «Le point de départ de la démarche, c’était d’offrir un accueil aux personnes en recherche d’un au-delà d’elles-même pour leur dire : ‹Dans votre quête spirituelle, peut-être que le message de la Bible peut vous apporter quelque chose›». Méditation en silence, méditation musicale, développement de capacités artistiques et spirituelles: les pratiques sont inspirées de traditions diverses. «On emprunte des méthodes ou des démarches à d’autres milieux ou à d'autres spiritualités mais en ce qui concerne le lien avec l’Au-delà de tout, on reste sur une approche très chrétienne», précise Nils Phildius. En une dizaine d’années, le projet a évolué: les ateliers de spiritualité proposés dès 2014 ont été complétés par des offres ponctuelles, des retraites et même des méditations par Zoom. Aujourd’hui, la Maison bleu ciel est en contact avec près d’un demi-millier de personnes, dont environ 80 participent régulièrement à l’une ou l’autre des activités. «Au début, il n’était pas question de créer une communauté, mais cela se fait un peu naturellement. Certaines personnes ont un besoin d’appartenance communautaire, mais pour moi la communauté reste un fruit de nos rencontres, et non un but en soi», souligne le pasteur.

Une aspiration spirituelle qui se décline le plus souvent en dehors de la religion institutionnelle

Besoin d’expérience

«Ce que nous vivons à la Maison bleu ciel trouve ses racines dans une de mes intuitions: il n’y a pas assez ‹d’expérience› dans nos paroisses. On offre de la parole, quelque chose de consistant et de beau, mais l’humain est davantage qu’un cerveau sur pattes!» sourit Nils Phildius. «Notre but n’est pas de lutter contre le mental et la rationalité, mais plutôt d’intégrer le corps et les émotions, tout ce qui fait de nous des êtres humains dans la spiritualité», complète-t-il. Il s’inspire ainsi des Pères de l’Eglise: «Nous nous reconnaissons volontiers dans une citation d’Ignace de Loyola: ‹Ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et goûter les choses intérieurement›». «Les Pères de l’Eglise, puis les femmes– à qui l’autorité et le savoir étaient interdits–, ont développé une tradition de mystique chrétienne. Mais dans la période qui a conduit à la Réforme puis aux Lumières, on a rompu avec tout cela», rappelle Isabelle Graesslé. «Avec le recul, je réalise que j’ai toujours porté en moi cette aspiration spirituelle différente. A cet égard, une lecture m’a éclairée sur l’évolution à laquelle nous assistons aujourd’hui: Dieu par la Face Nord, d’Hervé Clerc [Albin Michel, 2016, et Flammarion, 2018, pour l’édition de poche, NDLR]. Il montre que, depuis deux mille ans, nous sommes restés sur la face sud de notre relation avec Dieu. Son altérité, le fait que l’on ne peut qu’espérer en sa bonté. Mais qu’il existe aussi une autre voie, consistant à expérimenter la présence de Dieu en soi. Si je caricature, c’est un peu le parcours que propose l’évangile selon Jean au regard des trois autres évangiles», se réjouit-elle. 

Dans votre quête spirituelle, peut-être que le message de la Bible peut vous apporter quelque chose

Concilier des contradictions

L’intégration de pratiques spirituelles alternatives dans des paroisses n’est pas surprenante pour Manéli Farahmand, directrice du Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC), et son collègue Nicolas Appelt, chargé de recherche. S’appuyant sur une étude de 2021 d’Irene Becci et Zhargalma Dandarova-Robert, les deux chercheurs du CIC expliquent l’émergence d’un groupe de croyants et croyantes qualifiés de «religieux spirituels», correspondant à l’esprit des divers lieux d’ouverture spirituelle, tels que le festival de Tramelan. «Ce groupe se compose principalement de monothéistes, surtout des membres des Eglises chrétiennes, mais aussi des musulman∙es. Il repose sur l’idée d’une certaine convergence de croyances. Les répondant∙es croient en la vie après la mort, aux miracles religieux, aux ancêtres et aux pouvoirs surnaturels. Pour une majorité, la Bible ne doit pas être prise au pied de la lettre, et la dimension de la pratique religieuse est centrale, ce qui pourrait rendre les échanges et coexistences plus aisés avec des pratiques alternatives», écrivent la chercheuse et le chercheur du CIC. «Le contexte historique et le temps long permettent de mieux saisir la notion de double appartenance ou d’appartenance multiple. Celle-ci peut découler d’une contrainte extrêmement violente: songez aux juifs convertis dans la péninsule ibérique après la Reconquista, ou aux populations évangélisées de force en Amérique latine. Dans une perspective individuelle et davantage liée à notre contexte, ces doubles appartenances peuvent être le fruit d’une rupture biographique (la découverte de son homosexualité: où trouver les ressources spirituelles pour vivre sa foi sans se sentir dans l’erreur?) ou de convictions politiques (trouver les arguments théologiques pour répondre au défi environnemental ou inversement trouver des ressources spirituelles dans l’action politique). Elles peuvent aussi découler de la nécessité, que décrit bien le sociologue Bernard Lahire, de concilier des valeurs, des convictions et des engagements a priori en contradiction ou éloignés. C’est peut-être pour répondre à ce genre de questionnements, et à d’autres encore, qu’il y a une ouverture vers d’autres horizons spirituels.» Une volonté de conciliation qui pourrait être une clé pour comprendre le constat fait par Nils Phildius : «Ce que j’ai découvert en commençant ce ministère, c’est que l’Eglise ou les paroisses sont répulsives pour de nombreuses personnes. Il y a dans la population de véritables allergies aux formes d’Eglise. Parfois, avec les personnes qui viennent et reviennent à la Maison bleu ciel, il faut passer par une forme d’apprivoisement. Beaucoup disent ensuite qu’elles se sont réconciliées avec la tradition chrétienne sans pouvoir forcément dire quel est l’élément qu’elles rejetaient.»