Repenser la normalité

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Repenser la normalité

Perspective
Bien que trouvant ses sources dans un contexte militant, la théologie queer met au défi l’Eglise entière de ne pas se conforter dans ses habitudes de compréhension largement influencées par notre culture.

L’anglicisme «queer» désigne une personne dont l’orientation ou l’identité sexuelle ne correspond pas aux modèles dominants. Le mot signifiait initialement «étrange» ou «inadapté». Il a peu à peu été également employé comme un adjectif pour tout ce qui se réfère au fait d’être hors norme en matière d’identité. D’abord péjoratif, le terme a été adopté par la communauté concernée. 

Le travail du philosophe Michel Foucault (1926-1984) apparaît dans certaines filiations de la pensée comme l’une des sources dans lesquelles viennent puiser les théologies et philosophies queer. «L’intuition de Michel Foucault, c’est l’idée qu’il s’est constitué une manière de regarder la réalité qui devient la façon dont tout le monde doit regarder la réalité; pour le dire autrement, une norme», pointe Valérie Nicolet, professeure de Nouveau Testament et de grec à la Faculté de Paris de l’Institut protestant de théologie. «Et Foucault va déconstruire ce mécanisme en montrant que cette manière habituelle de regarder la réalité est le fait d’une habitude, mais qu’il est possible d’observer sous un autre angle. Et quand on regarde à partir d’une autre position, en mettant en avant d’autres choses, on voit d’autres choses», résume la chercheuse.

Enjeux de pouvoir

Cette approche fera écho dans des milieux militants, qui s’en serviront pour pointer les enjeux de pouvoir dans la pensée. «La théologie queer est une théologie qui s’intéresse à rendre visible ce que la théologie hégémonique n’a jamais jugé bon de visibiliser. La théologie hégémonique étant celle produite massivement par des hommes blancs issus de la classe bourgeoise et des pays colonisateurs», explique Joan Charras-Sancho, chercheuse associée à l’Institut lémanique de théologie pratique (UNIL-UNIGE). Ce n’est donc pas, comme on pourrait le penser, une théologie qui ne s’intéresse qu’aux questions sexuelles. 

Malgré ses origines militantes, la théologie queer «parle de tout le monde à tout le monde», insiste Joan Charras-Sancho. C’est toute une mécanique dans la construction et la diffusion de la pensée qui est remise en cause. «La légitimité théologique, pendant longtemps, n’est venue que des pairs qui étaient déjà en situation de donner cette légitimité.» Elle prend l’exemple de Martin Luther King. «La théologie hégémonique, à un moment donné, a fait une place à des voix un peu révolutionnaires. Martin Luther King défendait une cause à laquelle tout le monde avait envie de se rallier et c’est pour ça qu’il a été jugé légitime. Alors qu’à la même époque, il y avait des activistes féministes, des théologiennes écoféministes qui ont organisé des rassemblements, notamment autour du nucléaire, et qui n’ont jamais été déclarées légitimes.»

Ouvrir les lectures

Embrasser la question de la normalité apporte de nouvelles lectures de la Bible et de nouvelles exigences en matière d’accueil en communauté. On peut ainsi s’interroger sur les raisons qui poussent à voir les pharisiens comme «les méchants» de l’histoire ou sur la place des minorités. «Dieu s’est incarné dans un être humain et donc c’est dans les êtres humains que se trouve ma meilleure grille de lecture de la Bible», témoigne Joan Charras-Sancho. «Ce n’est pas parce qu’on ne parle que peu des femmes dans la Bible qu’elles n’y sont pas. Et l’on va appliquer cette même logique aux personnes queer. Telle histoire ne serait pas en train de nous parler d’un couple homosexuel, d’une femme trans, d’une personne non binaire, ou d’une situation de polyamour?», énumère la théologienne. 

«Un des exemples que j’aime bien donner, c’est la manière dont Paul est compris quand il dit qu'‹il faut revêtir le Messie›», propose Valérie Nicolet. «Dans l’Epître aux Corinthiens, Paul parle d’un groupe de femmes auxquelles il demande de prophétiser la tête couverte. Cela nous indique qu’il y avait à Corinthe des femmes qui avaient compris le fait de revêtir le Messie à leur façon, avec un potentiel queer, et que Paul n’était pas entièrement d’accord avec elles. Cela mérite d’être mis en lumière, car cela indique que la diversité actuelle des réceptions n’est pas un effet du temps qui passe, mais existe depuis le début.»