Autour des élections américaines 1« Les évangéliques conservateurs ne gouvernent pas l’Amérique » : l’analyse d’un sociologue des religions du COE

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Autour des élections américaines 1« Les évangéliques conservateurs ne gouvernent pas l’Amérique » : l’analyse d’un sociologue des religions du COE

14 octobre 2004
Comment se fait-il qu’au sein de la démocratie américaine, la religion soit aussi forte et dynamique? Responsable de programme au bureau des relations interreligieuses du Conseil Œcuméniques des Eglises à Genève, spécialiste des relations interreligieuses et politologue, le chrétien libanais Tarek Mitri modère l’influence des évangéliques conservateurs dans la sphère politique
Il reste que cette mouvance est une force électorale efficace et bien organisée avec laquelle tout président doit compter. Entretien.- Comment décrivez-vous le paysage chrétien aux Etats-Unis ?Il y a deux grandes tendances. Une mouvance libérale où le christianisme est réconcilié avec la modernité et l’idée de la séparation entre l’Eglise et l’Etat. Ce mouvement est progressiste face aux questions sociales et familiales. Politiquement, il critique l’hégémonie américaine dans le monde. D’autre part, il y a une mouvance, dite évangélique, qui est plutôt conservatrice. Du point du vue politique, certains, au sein de ce mouvement sont pour un conservatisme nationaliste agressif et d’autres expriment plus leur conservatisme dans le domaine social. C’est donc un mouvement assez divers. Le pouvoir américain se tourne-t-il vers une théocratie ?Certains craignent que la montée de la droite religieuse remette en question la laïcité de l’Etat américain. Personnellement, je ne le pense pas. Les évangéliques conservateurs sont devenus une force politique importante. Ils détiennent des positions clés au sein de l’appareil du parti républicain. Ils représentent environ 40% de l’électorat américain. Ils possèdent des groupes de pression bien organisés et efficaces. Par exemple, ils luttent beaucoup contre l’avortement et l’homosexualité. Ils soutiennent activement l’Etat d’Israël. Ils essaient de s’attaquer, par le biais du système judiciaire, aux lois qui s’inspirent de la séparation entre l’Eglise et l’Etat. D’ailleurs, il leur arrive de gagner au niveau local. Mais, ils n’arrivent pas à imposer leur point de vue à la Cour Suprême qui est garante de la Constitution américaine. Cette instance juridique leur a souvent donné tort, bien que des juges chrétiens de droite y siègent. La réélection de Georges W. Bush dépend-t-elle du vote des évangéliques conservateurs ?Les stratèges électoraux du parti républicain voudraient mobiliser la totalité des évangéliques conservateurs. Ils arriveront probablement à obtenir 80% de leurs voix. Mais, il reste une minorité qui pourrait se détourner de Bush et voter pour le candidat démocrate. Cela semble surprenant !Ce n’est qu’une minorité. Mais, certains évangéliques conservateurs n’apprécient pas l’amalgame actuel entre la religion et la politique. De plus, ils peuvent choisir leur candidat, non pas en fonction de l’ensemble de son programme, mais en en fonction d’un thème précis. Certains conservateurs, qui ont une sensibilité sociale prononcée, désapprouvent le démembrement du système de santé et social. Une petite minorité est aussi opposée à la guerre en Irak. Comment expliquez-vous le succès politique des évangéliques conservateurs ?Paradoxalement, les évangéliques conservateurs se sont modernisés, tout en condamnant la modernité. Leur politisation en est une expression. Ils se sont urbanisés. Leur niveau d’instruction a augmenté. Ils voyagent. Le lieu de leur combat idéologique actuel est le monde moderne. Quelques activistes ont réussi à leur faire prendre conscience de leur capacité à changer les choses en s’organisant politiquement. Ils se sont rendu compte que la prédication ne suffisait plus. L’élection d’un évangélique, Jimmy Carter (prédicateur baptiste), à la présidence, a été une prise de conscience. L’ancien président américain affichait sa foi religieuse et se battait contre l’élite politique de son parti (les démocrates) au nom d’une sensibilité populaire chrétienne. Ils se sont rendu compte qu’ils n’étaient plus en marge de la société politique. Plus tard, ils ont préféré soutenir Reagan car ils jugeaient Carter trop progressiste. Depuis, leur influence politique a grandi. En outre, les télé-évangélistes ont su utiliser les médias. Des millions d’Américains écoutent et suivent leurs messages. Lorsque certains prédicateurs ont été rattrapés par des scandales financiers et des affaires de mœurs, on pensait que leur fin était proche. Pourtant, ils sont toujours présents. Quelles sont les limites de leur succès ?Le succès les divise. Une partie d’entre eux veut continuer à investir la scène politique et les autres craignent de perdre leur âme. La politique les oblige à faire des concessions. Mais, ils ne sont pas prêts à payer le prix sur le plan religieux de leur succès politique. L’exemple de leur combat contre l’avortement l’illustre bien. Ils ont besoin d’alliés, qui sont dans ce cas les catholiques. Pour mener à bien ensemble ce combat, ils doivent mettre de l’eau dans leur vin en n’affichant moins leur rejet du pape. C’est difficile d’accuser le pape de tous les maux le dimanche et d’organiser le lundi avec des évêques catholiques une manifestation contre l’avortement.

De plus, ils ne sont pas perçus comme des acteurs politiques importants par la droite républicaine traditionnelle et les néoconservateurs laïques qui sont puissants. Les évangéliques conservateurs représentent une force électorale. Mais, leur poids politique n’est pas proportionnel à leur force électorale. Malgré un préjugé qui a le vent en poupe, ils ne gouvernent pas l’Amérique, même s’ils exercent une influence sur George W. Bush.Quelle est leur vision de la guerre en Irak ?Ils y étaient favorables. Les évangéliques conservateurs sont aussi nationalistes. Le raisonnement de George W. Bush et de son entourage pour justifier la guerre contre l’Irak est plus ancré dans la religion civile que dans le christianisme protestant. Selon l’entourage du président, l’Amérique est une victime innocente, injustement attaquée par les criminels d’Oussama Ben Laden. Elle doit donc se défendre par tous les moyens. Comme la nation est bonne, tout ce qu’elle fait est bon. La plupart des évangéliques conservateurs sont sensibles à ce discours. Les chrétiens libéraux sont beaucoup plus critiques face au principe de la guerre juste. Propos recueillis par Audrey GraeppiUTILE« Au nom de la Bible, au nom de l’Amérique », Tarek Mitri, Editions Labor et Fides, 233 pp, 2004