Lancement de l'accélérateur de particules au CERN: la peur du trou noir dans un monde sans Dieu
10 septembre 2008
Les discours alarmistes liés à la mise en service de l'accélérateur de particules (LHC) du CERN à Genève résonnent très fort dans notre inconscient, fortement empreint de thématiques de la fin du monde, issues des traditions anciennes grecque et judéo-chrétienne
Professeur de théologie à l’Université de Zurich, Pierre Bühler a travaillé sur les craintes apocalyptiques face au discours scientifique en tant que directeur des travaux du doctorat « Apocalypses à la carte » de la théologienne Clairette Karakash. Dans un monde de plus en plus athée, l'espoir n'est plus rattaché au vide. Entretien.Comment comprenez-vous ces craintes de fin du monde liées à la mise en service du LHC ?Les révolutions scientifiques ont souvent suscité des peurs, fondées sur la crainte que les scientifiques puissent manipuler le monde et la matière et que cela nous menace finalement. Cela rejoint le mythe de Faust, bâti sur une crainte que la science pourrait être un trafic avec le diable, ou le conte de l’apprenti-sorcier, qui perd finalement la maîtrise de ce qu’il a déclenché. Une lecture théologique fondamentaliste pourrait y voir une notion d’orgueil ou de révolte contre Dieu. Au lieu de demeurer créature face à son Créateur, l’être humain lui-même mis à créer, et il s’est projeté dans la science comme la propre réalisation de soi. C’est évidemment un discours qu’il faut fortement nuancer d’un point de vue théologique. Il existen en tout cas une méfiance vis-à-vis de la science et de la faillibilité humaine. C’est une vieille peur qui peut s’exprimer aujourd’hui devant cette machine énorme du LHC dont on ne comprend pas bien le fonctionnement, ce qui va encore alimenter cette peur.Le grand public ne comprend justement pas vraiment les enjeux de ces recherchesPrécisemment, moins il maîtrise le sujet, plus ce dernier alimente ses craintes. Je pense effectivement que personne ne comprend très bien ce qui se passe en réalité dans cette immense machine. Il suffit que quelques scientifiques lancent un débat sur cette inquiétude pour qu’elle ait une résonance dans le public.Ces peurs résonnent par rapport à la science qui nous échappe ou par rapport à ce mythe de la fin ?Les deux se combinent probablement, c’est ce que les travaux de Clairette Karakash avaient mis en évidence. Ce qui, dans des anciens mythes, exprimait la peur du sorcier qui ne maîtrise plus tout son savoir, se retrouve aujourd’hui. L’incompréhension du travail des scientifiques suscite la peur de la fin du monde. La science se mélange à la science-fiction et à la littérature apocalyptique. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que les discours de certains scientifiques sur la fin du monde sont culturellement marqués par les discours apocalyptiques anciens, les mythes et la science-fiction. Même quand le chercheur parle aujourd’hui en scientifique, il est encore et toujours empreint de toutes ces références culturelles. La science-fiction elle-même reprend très souvent des motifs mythologiques grecs. Elle exprime l’idée commune d’un déroulement par étapes vers une catastrophe finale. Mais dans le discours apocalyptique, plus la situation empire, plus l’homme se rapproche de Dieu, puisque la dernière étape devrait être le règne éternel de Dieu. Cette étape est bien sûr absente dans le discours de la fin du monde liée au LHC.Cela signifie-t-il que la notion de transcendance, présente dans les récits de la fin du monde de l’Antiquité et de la Bible, a disparu aujourd’hui ?Dans les anciens discours apocalyptiques et les textes grecs anciens, il y a effectivement toujours une perspective divine. Ce qui s’annonce comme fin est aussi un jugement dernier, thème important dans l’apocalypse chrétienne. Il y a peut-être un mouvement de transcendance, dans un sens un peu sécularisé, dans le fait que l’être humain a l’impression de se sentir confronté à des effets qu’il ne maîtrise plus. L’être humain affronte une limite qui le renvoie au-delà de lui-même. En ce sens là, c’est une sorte de transcendance implicite. Évidemment, là aussi, les fondamentalistes diront : eh bien ça, c’est Dieu. Mais peut-être que pour l’être humain aujourd’hui, c’est un lieu vide qui pourrait servir de transcendance. Dans notre société judéo-chrétienne,, les récits de fin du monde liés à cette transcendance, s’accompagnaient souvent d’un discours d’espoir. Est-ce qu’aujourd’hui, dans une société de plus en plus athée,on a perdu cette notion d'espoir ?Oui, je pense effectivement que c’est une différence importante. Dans le discours apocalyptique, la fin du monde est du ressort de Dieu. C’est Lui qui décide en définitive, et là réside le message d’espoir. L’Apocalypse de Jean du Nouveau Testament est d’ailleurs aujourd’hui interprétée comme un message d’espoir, et non pas comme une menace. Il s’agissait à ses rédacteurs de donner de l’espoir à une communauté persécutée. Si Dieu tient l’avenir du monde entier dans ses mains, il tient aussi la destinée de cette communauté. La persécution qu’elle subissait pouvait être comprise comme l'espoir que ce Dieu ne l’abandonne pas. Aujourd’hui, avec cette transcendance implicite et vide, il n’y a peut-être plus cette dimension d’espoir, la fin se révèle de manière plus directe, plus nue pour les être humains sécularisés. Les expériences du LHC visent de nouvelles découvertes scientifiques majeures. Est-ce que cette peur de la fin du monde ne révèle pas aussi la crainte de l’être humain d'aller au-delà de ses limites, de se dépasser ?Oui, je pense. Beaucoup de scientifiques rêvent sûrement d’avoir un jour la clé de toutes les énigmes. Mais il y a aussi chez d’autres chercheurs une très grande modestie qui consiste à dire qu’une étape a été réalisée, mais que nous ne sommes pas au bout de nos efforts, le travail doit être repris. Le discours fondamentaliste aurait, lui, tendance à souligner le côté alchimiste de ces scientifiques, alors que bon nombre d’entre eux connaissent leurs limites et leur faillibilité. Le théologien que je suis s’intéresse à ces derniers. Mais il est clair que cet accélérateur de particules suscite de grands espoirs. Voilà peut-être où se loge l’espoir aujourd’hui : l’espoir d’arriver un jour à tout expliquer, même les débuts du monde.