Alcool: les proches définis comme co-dépendants
Tania Buri - ProtestInfo: Vous suivez une thérapie chez les AA pour co-dépendance alors que c'est votre partenaire qui a un problème d'alcool et de toxicomanie. Pourquoi?
Claude*: Lorsque mon partenaire s'est remis à boire après quinze ans de sobriété (initialement parce qu'il pensait avoir "passé le cap" et être suffisamment différent de la personne qu'il avait été à l'âge de 25 ans), j'ai passé quelques mois d'angoisse à ne pas savoir comment me positionner, en spectateur impuissant d'un crescendo très rapide de consommation d'alcool, de cannabis et de cocaïne.
Après environ trois mois, je suis allé trouver un thérapeute qui m'avait été recommandé, et qui était entre autres spécialisé dans le domaine de la dépendance. Il m'a tout de suite suggéré d'essayer les réunions de AlAnon et de Co-dépendants anonymes (je n'appellerais pas ces réunion "thérapie"). AlAnon a été créé en s'inspirant du chapitre du Big Book ("Gros Livre") des AA s'intitulant Aux Epouses.
Ces réunions, qui suivent la même structure que AA (les 12 étapes), s'adressent aux parents, amis et/ou partenaires de dépendants, abstinents ou non. Le principe de base est que toute personne est influencée par la problématique de dépendance d'un proche. Certains membres d'AlAnon ont grandi dans des familles alcooliques, d'autres pas.
Ces réunions permettent entre autres de dédramatiser, de partager son expérience, de lire - en groupe - la littérature spécifique à AlAnon, et principalement de retrouver une certaine sérénité face à la situation. De comprendre qu'on est affecté par cette problématique, mais qu'elle n'est pas la nôtre, et donc de pouvoir prendre certaines décisions et mettre en place des limites personnelles à l'implication psychologique et émotionnelle qui découle de l'addiction du partenaire.
P: Pouvez-nous nous expliquer la co-dépendance?
C: CoDa (Co-dépendants Anonymes) est un peu différent. Il s'agit d'une recherche plus directement personnelle, qui n'est pas spécifiquement liée au problème de dépendance d'un proche. En même temps, on y retrouve beaucoup de gens qui sont en relation avec un alcoolique ou un drogué. Il semblerait qu'il y a chez les co-dépendants une tendance souvent inconsciente à se trouver en relation avec des personnes qui ont des problèmes liés aux drogues et à l'alcool.
En quelques mots, les caractéristiques d'un co-dépendant sont:
- difficulté à prendre des décisions
- minimisation et relativisation excessive de ses propres problèmes (afin de ne pas "inquiéter" ou "gêner" l'autre)
- tendance à systématiquement juger ses pensées et actions comme étant inappropriées ou insuffisantes (perfectionnisme)
- difficulté à imposer des limites
- tendance à compromettre ses propres valeurs et son intégrité par peur du jugement ou de la colère d'autrui
- valorisation des opinions des autres au dépend de ses propres opinions
- besoin de contrôler les situations et difficulté à séparer les situations réelles des situations imaginaires
- tendance à vouloir systématiquement aider les autres, pensant avoir la capacité de "régler" leurs problèmes
- difficulté à vivre dans le moment présent
- besoin exagéré de l'approbation et de l'assentiment d'autrui
C: Dans mon cas, la personnalité de l'alcoolique (dans ma relation à mon partenaire) met en exergue toute cette panoplie de tendances co-dépendantes. Mais elles sont fondées dans mon éducation et dans l'expérience, entres autres, de la maladie paternelle (dépression). Le cercle familial ayant mis en place un rapport à la maladie (et au malade) qui n'est pas sans similarité avec celle de l'alcoolisme.
P: Estimez-vous être en meilleure posture après avoir suivi les AA? En quoi les AA vous ont aidé? Et votre partenaire?
C: Absolument. Je suis moins angoissé. AlAnon et CoDa m'ont permis de relativiser; d'admettre que le problème de dépendance de mon partenaire existait bien avant notre relation, et que même si je participais à cette situation, je n'en étais ni le moteur, ni la victime. Que ma vie existait indépendamment de ce problème, et que les choix étaient les miens. De me responsabiliser (me "prendre en main"). Aussi que la dépendance est une maladie et non pas un "choix de vie" ou une simple faiblesse. D'éliminer le jugement (pas facile...).
Pour mon partenaire (il avait suivi AA pendant des années au début de sa sobriété, mais avait arrêté de suivre les réunions peu avant notre rencontre), AA est un mode de vie. Plusieurs réunions par semaine, des engagements liés à son rétablissement (il est maintenant abstinent depuis deux ans et demi), il est invité à parler de son expérience à certaines réunions, il parraine un alcoolique récemment abstinent, et il fait un travail personnel, lié aux "préceptes" de AA, au niveau de ses buts, son ego, ses attentes, ses relations, tous les aspects de son existence qui peuvent être des "déclencheurs" par rapport à sa dépendance aux substances addictives.
P: Il y a une dimension spirituelle chez les AA. Pouvez-vous l'expliquer? Dans quelle mesure l'acceptez-vous ou non et la trouvez-vous pertinente, n'étant pas vous-même croyant? Cela a-t-il changé votre rapport à la spiritualité?
C: Pour moi, c'était une des difficultés principales de mon rapport avec les programmes de AA. La prière de sérénité - bien que présentée comme n'étant pas spécifiquement religieuse, mais spirituelle au sens le plus large du terme, commence avec le terme "Dieu". Une grande partie des participants aux programmes l'interprètent comme étant un (et utilisent le terme de) "esprit" ou "pouvoir" supérieur (Higher Power).
Beaucoup de non-croyants partagent leur difficulté et leur trajectoire spirituelle sur ce sujet lors des réunions. Il est souvent dit qu'il n'est pas nécessaire de nommer ce "pouvoir". Certains s'adressent à leur grand-mère décédée, d'autres à l'univers en général, et d'autres encore l'identifient à une version "supérieure" d'eux-mêmes. Et beaucoup sont simplement à l'aise avec la notion de Dieu, étant eux-mêmes croyants.
Après trois ans de programme, je vais et viens suivant les jours. Mon rapport à la spiritualité est en mouvement. J'essaie de pratiquer au maximum de mes capacités le concept de "laisser faire," principalement en admettant que je ne peux pas contrôler une grande partie des situations dans lesquelles je me trouve.
Que je ne suis pas le capitaine de tous les navires, et que les choses se dérouleront sans mon intervention. J'arrive parfois à comprendre, et croire, que le résultat sera exactement ce qu'il doit être, et sera d'autant plus positif par le fait que je n'essaie pas d'en contrôler le dénouement. Mais pour un co-dépendant, c'est un combat de toutes les minutes!
P: Dans quelle mesure votre partenaire va mieux grâce aux AA?
A: Tout d'abord, et simplement, il ne boit pas, il ne se drogue pas. Il est plus serein, il est plus heureux. Il projette moins, ses aspirations sont plus réalistes. Ayant une personnalité qui a besoin en permanence d'excitation et de nouveauté (un trait commun à beaucoup de dépendants), il est maintenant capable de se contrôler et d'apprécier des périodes de calme et de repos. Au niveau de notre relation, il lui est plus facile (c'est mon cas aussi) de séparer les problèmes personnels des problèmes du couple (et mes problèmes des siens).
D'autres organisations (désintoxication, psychiatres, médecins) ont certainement des résultats positifs, mais il semble que AA soit vraiment le groupe avec le plus grand nombre de réussites. Le fait qu'on puisse aller à un meeting à tout moment, gratuitement, et sans jugement, favorise certainement le processus d'abstinence.
P: Est-ce qu'une autre organisation, groupe d'aide, aurait pu vous aider de la même manière?
Dans mon cas, je pense que la thérapie "traditionnelle" a beaucoup à offrir. Mais j'apprécie la camaraderie et l'échange que l'on retrouve dans les réunions d'AlAnon et de CoDa. Il y a souvent quelque chose qui se dit lors d'une assemblée qui répond à l'une de mes questions, un de mes problèmes du moment.
L'écoute est très importante - la majorité des réunions basées sur AA n'autorisent pas les commentaires directs sur ce qui vient d'être partagé par l'intervenant. La thérapie traditionnelle est basée sur l'expression personnelle à forte dose, et j'ai parfois l'impression qu'elle peut favoriser un cercle vicieux de "problématique ad eternum" et de vase clos.
Ecouter les autres, sans intervention, fait aussi partie du principe de rétablissement, ou de "guérison" de AA. Les discussions peuvent évidement prendre place après la réunion, mais chacun apprend à moins juger, et dans la mesure du possible, à ne pas offrir de conseils non-sollicités.
Je dirais aussi, dans mon cas, que d'entendre les situations et les difficultés que d'autres ont à affronter me permet de relativiser mes propres problèmes, chose qui est parfois plus difficile à faire lors de séances individuelles avec un thérapeute. Et il n'y a pas de "professionnels" ou de "docteurs" dans les réunions basées sur AA, seulement un échange d'informations, et l'expérience de ceux qui suivent le programme depuis plus longtemps.
"On ne tombe pas amoureux de telle personne par hasard"
P: Pourquoi les partenaires des alcooliques et autres dépendants sont-ils appelés co-dépendants et doivent-ils aussi se faire soigner? N'est-ce pas injuste que les personnes amoureuses d'une personne dépendante soient aussi considérées dans une certaine mesure comme des malades?
On ne tombe pas amoureux de telle ou telle personne par hasard. Il y a de l'inconscient dans cela. Nous choisissons une personne parce qu'elle nous permet de soigner à travers elle et ses problèmes des blessures dans notre famille d'origine. Derrière nos choix, nous retrouvons cette volonté inconsciente de réparer. La personne co-dépendante a besoin du besoin de l'autre.
De plus, si la personne alcoolique ou toxicomane sort de sa dépendance, son partenaire co-dépendant peut ne plus y trouver son compte, car il se sentira alors inutile et abandonné. AlAnon aide les personnes co-dépendantes à prendre conscience de ces mécanismes. Elle ouvre des perspectives pour envisager de construire le couple sur de nouvelles bases.
L'alcoolique appelle « au secours », mais il dit en même temps « ne m'aide pas ». L'alcool permet au dépendant de garder une distance avec les autres. Mais cela finit souvent mal, car l'alcool a des propriétés biologiques toxiques.
P: Un dieu, une force, une énergie, quelle est la référence des AA: un dieu issu du monothéisme ou une vibration énergétique, cadre de référence très différent?
JB: Les AA ne sont pas plus religieux qu'irreligieux. Les AA laissent aux participants la liberté de se représenter cette force supérieure comme bon leur semble. Le cadre de référence n'a effectivement pas d'importance. La personne dépendante doit simplement admettre que l'alcool est plus fort qu'elle et faire en sorte qu'elle s'en remette à une force supérieure.
P: Les AA réintroduisent une dimension spirituelle dans la vie des alcooliques, qui veulent s'en sortir. Est-ce que les AA marchent grâce à cela ou pourrait-on imaginer des AA laïques?
JB: La dimension spirituelle est importante, puisque toute la démarche des AA s'inscrit dans un lâcher-prise face à une force supérieure. Il s'agit d'un programme de structuration par étapes qui s'inspire d'expériences de personnes qui s'en sont sorties.
Mais sur la Côte Est des Etats - Unis, des intellectuels ont lancé le "Rationel Recovery", une version laïque des AA qui ne retient que les éléments rationnels de cette thérapie.
P: Les anciens AA retournent-ils dans les églises, deviennent-ils bouddhistes ou laissent-ils tomber cet aspect une fois guéris?
JB: Parler d'anciens d'AA n'est pas adéquat, car on reste AA à vie. Une des étapes du travail de guérison consiste à s'occuper des autres. Il s'agit en quelque sorte d'un accomplissement spirituel des AA au sein du mouvement. Il n'est donc pas nécessaire de sortir des AA pour vivre une spiritualité active et pour pratiquer la charité ou l'amour des autres en les aidant.
P: Comment expliquez-vous le succès des AA pour aider les alcooliques à s'en sortir?
JB: La solidarité exprimée, la fraternité, un système d'entraide opérationnel 24 heures sur 24 et le système du parrainage, qui est très utile. Il y a ensuite le concept fondamental du lâcher-prise. On ne se bat plus contre l'alcool qui est plus fort, on change de niveau de conscience par rapport au problème.
P: Cette méthode est-elle meilleure qu'une autre?
JB: Selon une étude américaine comparative, appelée MATCH, les AA ont autant, c'est-à-dire ni plus ni moins, de succès que les autres méthodes. La conclusion pourrait être de dire que que les trois méthodes - c'est-à-dire les AA, la méthode cognitivo-comportementale et la psychothérapie de soutien - ont le même succès... pourvu que les personnes se soignent.
La notion de succès est relative. Si la guérison se définit en terme d'abstinence à vie, le succès est faible. D'ailleurs, les AA préconisent d'arrêter de boire un jour à la fois.
"Au secours, ne m'aide pas!" Il s'agit aussi de savoir de qui l'on parle. Si l'on prend les 80% de personnes qui consomment de l'alcool dans notre société, entre 5 à 10% en sont dépendants, 20% en abusent parfois et le reste en boit de façon récréative. Seule une minorité se fait traiter.
Pour donner un ordre de grandeur, parmi cette minorité, la moitié des patients se disent prêts à un programme de type AA-NA (narcotic anonyme) et la moitié d'entre eux réussiront à se débarrasser de l'alcool. N'oublions pas non plus les personnes qui s'en sortent sans les AA, ou sans quelque traitement que ce soit.
P: Vous êtes un spécialiste des problèmes de dépendance, dont l'alcool. Quelle était votre collaboration avec les AA?
JB: J'ai travaillé dans les années 80 à la Clinique du Vallon à Lausanne. Nous étions à l'origine d'une des premières approches pluridisciplinaires du problème de l'alcoolisme, qui fonde l'alcoologie moderne. Cette démarche défend une approche bio-psycho-sociale, inspirée de l'expérience de l'Amée du Salut aux Etats-Unis. Cette unité multidisciplinaire s'est transformée en service d'alcoologie du CHUV, dirigé par M. Jean-Bernard Daeppen.
Auparavant, l'alcoolisme n'était traité que sous l'angle social. Les médecins n'intervenaient pratiquement qu'au moment où les patients arrivaient à l'hôpital pour soigner leur cirrhose. Nous en avons eu assez de n'entrer en jeu qu'à ce stade. Car nous avions souvent déjà croisé ces patients vingt ans plus tôt pour des problèmes psycho-sociaux.
Nous avons toujours collaboré avec les AA. Ils venaient informer les patients de leur offre déjà à la Clinique. Les patients sont libres d'y aller ou non. Ceux qui optent pour les AA ont souvent de bons résultats.Brève biographie professionnelle:
- Jacques Besson: né en 1955, études de médecine à la Faculté de Lausanne, diplôme en 1979, spécialiste en psychiatrie et psychothérapie FMH depuis 1986. Formation en médecine interne, neurologie et psychiatrie générale. Intérêt pour la psychiatrie sociale, d'urgence et de crise.
- Développement d'un réseau d'alcoologie à Lausanne. Dès 1996, direction des programmes de toxicodépendance aux Hospices-CHUV (Centre Saint-Martin, Unité de sevrage, La Calypso).
- Séjour à Boston, Harvard, medical school, Massachusetts General Hospital en 1992. Membre de l'American academy of addiction psychiatry.
- Développement avec l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) d'un Collège romand de médecine de l'addiction.
- Membre fondateur de la Société suisse de médecine de l'addiction (SSAM) en novembre 2000, responsable du Conseil scientifique et membre du Comité.
- Vice-recteur recherche de l’Université de Lausanne de 2003 à 2006.
- Chef du Service de psychiatrie communautaire du Département de psychiatrie du CHUV, qui regroupe les activités de psychiatrie sociale, incluant l’addictologie avec ou sans substances, la psychiatrie dans le milieu et la réhabilitation.
Tirée de la page web de la Société suisse de médecine de l'addiction
- En savoir plus sur les Alcooliques anonymes et les co-dépendants.
- *Claude est un prénom fictif. Le témoin est connu de la rédaction.