Le vin, marqueur social

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Le vin, marqueur social

Comment le vin est-il consommé aujourd’hui? Eléments de réponse avec Fanny Parise, anthropologue et Nicolas Bertholet, spécialiste en addictions.

1. Un produit démocratisé, mais qui crée de nouvelles distinctions

Depuis cinq à dix ans, le vin se démocratise, estime Fanny Parise.

Classiquement, on pouvait distinguer deux extrêmes: le vin populaire, de mauvaise qualité, était destiné aux classes populaires; «c’est le symbole du ballon de rouge qui accompagnait la journée des artisans», remarque l’anthropologue. De l’autre côté, des vins d’exception étaient réservés aux classes supérieures. Entre les deux, la classe moyenne, pour qui la consommation de vins de qualité était surtout marqueur de cérémonies hors du temps ordinaire (fêtes religieuses, par exemple).

Aujourd’hui, ces frontières typiques n’existent plus.

«Le vin est désormais un symbole de modernité et de jeunesse qui touche toutes les classes sociales, même si ce ne sont pas les mêmes produits qui sont consommés dans chacune d’elles», remarque Fanny Parise. Le vin est devenu un objet de consommation comme un autre, non réservé à une élite. En témoigne l’essor des bars à vins, l’étendue des nouveaux types de vins locaux, bio, sans sulfites, fabriqués avec de nouvelles méthodes.

En même temps, ces nouvelles pratiques créent de nouvelles distinctions au sein même de la classe moyenne. «Les personnes à fort capital social et culturel, mais à faible capital économique, soit les créatifs culturels, faiseurs de tendances par excellence, associent cette façon d’appréhender le vin avec une nouvelle manière de consommer: locavore, flexitarienne. Ils cultivent ainsi une esthétique du soi et de la consommation qui a finalement pour but de les distinguer aussi du reste de la population», analyse l’anthropologue.

2. Pour les jeunes, un élément de convivialité

Les études montrent que, pour les moins de 25 ans, le vin est avant tout un élément pour accéder à la convivialité et à l’ébriété, remarque Fanny Parise, qui a mené toute une enquête de terrain sur cette thématique, témoignages vidéo à l’appui. De nouvelles pratiques se développent aussi: alors qu’il y a dix ou vingt ans, les éléments indissociables de la fête étaient ‹clopes et bière›, aujourd’hui, les jeunes associent plutôt cannabis et vin.

«Le vin signifie l’arrivée dans la vie adulte, le fait que l’on s’impose une nouvelle manière de vivre»
Fanny Parise

«Un verre de vin de moyenne qualité et un joint, c’est la nouvelle norme», observe Fanny Parise. Des choix qui s’expliquent à la fois par des contraintes de budget, mais qui montrent aussi que le vin reste un marqueur rituel. «Il signifie l’arrivée dans la vie adulte, le fait que l’on s’impose une nouvelle manière de vivre.»

Nicolas Bertholet rappelle que, d’un point de vue biologique et médical, on ne peut séparer la consommation de vin des autres alcools. «Ce qui produit des dégâts sur la santé, et que l’on traite en tant que médecin, c’est la même substance: l’éthanol.» Il constate cependant qu’auprès des jeunes, une pratique s’est répandue avec force depuis quelques années: le binge drinking, boire de très grandes quantités en peu de temps. Et auprès de la jeunesse, «consommer des quantités importantes sans subir d’effets d’ébriété reste renforcé socialement de manière positive», alors qu’en réalité, cette pratique est un facteur de risque important de dépendance ou d’atteintes à la santé.

3. La consommation d'alcool diminue, pas l'idée que c'est bon pour la santé

La consommation d’alcool tend à diminuer de manière constante au sein de la population (voir encadré chiffres).

Mais les préjugés selon lesquels le vin en particulier à des effets bénéfiques sur la santé restent tenaces. Souvent, l’exemple du régime méditerranéen est cité à tort. «Cette perception-là est en particulier le fait des populations des classes moyennes supérieures qui ont une consommation incorporée, c’est-à-dire appartenant à leur habitus de classe. Ils revendiquent cela pour se dédouaner, notamment car ils ont souvent une consommation obligatoire pour raisons professionnelles. Du côté de la classe moyenne, l’exigence de vins bio et sans sulfites accompagne le recul d’achats de produits transformés, et montre bien qu’il y a une prise de conscience que le vin n’est pas en soi bon pour la santé», pointe l’anthropologue. Mais pour ces deux catégories, la consommation d’alcool ne diminue pas lors des événements festifs ou rites de passage, souligne l’anthropologue.

Nicolas Bertholet remarque aussi que contrairement aux idées reçues, «c’est la santé qui fait que l’on consomme de petites quantités d’alcool. Et non consommer de l’alcool qui rend en bonne santé!» En fait, l’accès aux soins et donc la santé sont aussi un marqueur de classe sociale. «La quantité ingérée a peut-être le même effet sur l’organisme, mais les comportements associés par les buveurs en meilleure santé par ailleurs seront différents (sport, check-up réguliers chez un médecin…) et expliqueront que l’impact sera moindre.»

4. Le vin est utilisé comme médicament

Le vin est utilisé pour faciliter sa sociabilité, aider à gérer son stress, ou comme antidépresseur, constatent l’anthropologue aussi bien que le médecin. Les effets d’un verre d’alcool sur l’organisme sont rapides. «La désinhibition peut se produire dès 0,2 à 0,5 g d’éthanol par litre de sang, soit la consommation d’un décilitre de vin pour quelqu’un qui n’est pas habitué», explique Nicolas Bertholet. Elle se manifeste par une sociabilité facilitée, l’altération de la perception des sons et des distances.

L’addictologue connaît bien la pratique qui consiste à utiliser l’alcool comme un «déstressant». «On voit des gens qui utilisent cette substance pour faire face à l’anxiété, au stress, à la frustration… Comme une tolérance s’installe, ils sont contraints de consommer de plus en plus pour retrouver les effets recherchés.» C’est donc un terrain particulièrement à risques pour la dépendance.

Cette dernière est toujours dure à reconnaître: l’addiction à l’alcool reste un stigma social. «On voit souvent des gens qui partagent en ligne leur challenge pour arrêter de fumer, de manger du sucre… rarement pour annoncer qu’ils réduisent leur consommation d’alcool», observe le médecin. 

5. L'abstinence, toujours plus complexe

Arrêter de boire du vin reste toujours compliqué. Alexandre (*), cadre de 41 ans dans l’industrie agroalimentaire, explique avoir modifié toute sa consommation d’alcool et notamment de vin à la suite d’un mois sans alcool en janvier. «Je buvais beaucoup par plaisir personnel, c’était une habitude dans chaque moment convivial et puis pour déstresser après une journée de travail chargée. Je ne dirai pas que j’étais dépendant. Arrêter m’a en revanche fait réaliser combien certains échanges étaient creux. Depuis, je m’accorde de l’alcool uniquement un soir par semaine, en général du vin. En contrepartie, je choisis des bouteilles de qualité.»

«On voit des gens qui utilisent cette substance pour faire face à l’anxiété, au stress, à la frustration...»
Nicolas Bertholet

Un cas plutôt rare pour Fanny Parise. «Hormis les périodes de cure ou de ‹challenge› de mois sans alcool, notamment après les fêtes, on voit peu de personnes reconnaître une forme de dépendance. Réaliser que sa vie est malheureuse sans le vin est relativement compliqué, cela demande du temps et de la distance. Tout notre quotidien s’apparente à une succession de stratégies pour gérer la différence entre notre vie rêvée et nos pratiques. Ces stratégies aident à diminuer la charge mentale qui surgit du fait que ces pratiques sont souvent éloignées de l’idéal. Ceux qui, comme Alexandre, arrivent à se poser des questions peuvent modifier leurs pratiques, car ils vont bien, et n’ont pas une consommation d’alcool en tant que médicament par exemple.»

A l’inverse, il est socialement très mal vu que les femmes enceintes consomment du vin ou de l’alcool. Pour cette catégorie, la transgression sociale survient lorsqu’elles s’autorisent un verre. Une norme sociale stricte qui vient du fait qu’il est aujourd’hui prouvé que l’alcool peut conduire à des malformations du fœtus.

(*) prénom d’emprunt

6. Le vin conserve toujours un statut d'exception

Le saviez-vous ? Dans le canton de Vaud, il est interdit d’acheter bières ou boissons alcooliques distillées à emporter entre 21h et 6h du matin. Exception faite… du vin. Nicolas Bertholet l’observe: le vin est perçu différemment des autres boissons, ce qui est compréhensible sur le plan culturel, «mais pas sur le plan médical, puisque l’éthanol y est présent comme dans toute autre boisson», remarque le médecin.

Contrairement au whisky, à la bière ou au cidre, et quelle que soit la société dans laquelle il est consommé, le vin a toujours un lien au divin; d’ailleurs son surnom n’est-il pas ‹la boisson des dieux›? «Soit il y a une explication divine de sa création, soit il existe un dieu du vin», observe Fanny Parise. Cette spécificité vient de sa création, qui implique un processus longtemps resté mystérieux et naturel: la fermentation. «Elle reste compliquée à expliquer, et participe de l’idée que le vin appartient à un univers magique. Le vin halal, sans alcool, sans fermentation, est très mal reçu auprès de consommateurs occidentaux qui ont l’impression d’être spoliés de leur imaginaire judéo-chrétien, un peu comme si on leur ôtait l’essence du vin!», analyse Fanny Parise qui a récemment réalisé une étude complète sur le sujet. 

Fanny Parise Fanny Parise Anthropologue de la consommation, experte en alimentation et nouvelles tendances alimentaires.

Nicolas BertholetNicolas Bertholet Psychiatre en prévention de santé publique, spécialisé en addictologie.