
Amour du prochain, désir amoureux, amitié. Trois types d’amour, dont on entend souvent qu’ils sont très différents. Et s’ils étaient plus proches que ce que l’on peut penser ? Le double commandement d’amour, le rêve de l’aimée cherchant l’amant du Cantique et le récit de Lot à Sodome ouvrent sur une dimension essentielle de l’amour, trop souvent négligée dans nos relations : l’hospitalité. Un message universel à s’accueillir soi-même, s’ouvrir à l’autre et se laisser habiter par Dieu.
Prédication
Vous connaissez sans doute les trois types d’amour tels qu’on les définit classiquement : l’amour du prochain, en grec agapè, qui est l’amour dont on parle le plus dans nos Eglises ; le désir amoureux, eros, celui dont on ne parle surtout pas dans nos Eglises ; et l’amitié, philia, qu’on relègue bien souvent dans un espace intermédiaire entre les deux, comme une sorte de ventre mou mal défini, dont on ne sait pas très bien quoi faire.
Si on connait leurs différences, on connait peut-être moins leur point commun, qui pourtant est la clé de tout : l’hospitalité.
Alors plongeons-nous dans le récit de l’arrivée chez Lot des deux étrangers, qui se révèlent être des messagers de Dieu. Il y est précisément question d’hospitalité malmenée, bafouée.
Lot, en offrant aux nouveaux venus la protection de sa maison, leur constitue un espace de sécurité, où ils seront protégés. Un lieu sacré. La violence dont font preuve les habitants en hurlant et en tambourinant à la porte est une tentative de violation de cet espace de protection. Et que veulent faire les assaillants ? Commettre un viol collectif. Ainsi, si on veut bien, le corps des deux hommes fait corps avec la maison – et l’image de l’enfoncement de la porte est on ne peut plus explicite.
L’apôtre Paul, dans une de ses lettres, évoque le corps comme le temple du Saint Esprit. On y retrouve cette même idée qu’il est un espace sacré, un lieu à respecter, à honorer. Ainsi, en toute situation, nous sommes invités à ne pas perdre de vue que notre corps, tout autant que celui de l’autre, est le lieu où Dieu se révèle et demeure. Il est la maison de Dieu, et aussi notre maison, ici, dans cette vie.
Mais en l’occurrence, vous me direz, il semble que cela soit uniquement valable pour les deux hommes à qui Lot a offert sa protection. Parce que bon, Lot, tout protecteur qu’il soit, offre de livrer ses deux filles à la violence de la foule en lieu et place des étrangers qu’elle réclame.
Et effectivement. En l’occurrence, le devoir d’hospitalité prime sur le droit des femmes. C’est bien évidemment une question de contexte. Le corps des filles appartenait à leur père.
Osons nous immerger un instant dans la logique patriarcale de l’époque. Si on y réfléchit bien, en offrant ses filles, même si ça nous semble révoltant aujourd’hui, c’est finalement une part de sa famille – ou de ses biens si on est cynique – qu’il propose en échange. Il préfère donc s’amputer que de contrevenir au caractère sacré de l’hospitalité.
Alors non, ce texte n’est pas, comme on essaie souvent de le dire, un récit qui condamne l’homosexualité. Peut-on vraiment penser qu’il serait préférable que la foule viole les filles de Lot plutôt que ses invités ? Que ce serait plus en accord avec la volonté de Dieu ? Je vous mets au défi de m’affirmer l’inverse. L’attitude de la population de Sodome demeure ce qu’elle est : de la violence injustifiée et gratuite contre des étrangers.
Il s’agit donc bien d’une histoire d’hospitalité profanée et de violence sexuelle, que le texte nous invite à comprendre ensemble. Et ces deux crimes sont dénoncés ensemble en tant qu’ils sont négation de ce qui, en définitive, n’appartient qu’à Dieu.
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Que nous apprend donc ce texte par rapport à l’amour ? Par la négative, tout ce qu’il n’est pas : il n’est pas violence, il n’est pas accaparement. En positif : il est hospitalité, il est sécurité. L’autre, qu’il soit ami, amant ou étranger, est une terre sacrée. Et je suis bien contente qu’à notre époque, cette définition concerne aussi les femmes et les enfants.
Mais alors qu’est-ce que l’amour amoureux, l’eros au sens noble du terme ? C’est le texte d’amour le plus connu de la Bible, le Cantique des Cantiques, qui va nous aider à répondre à cette question. Et vous allez voir qu’on va précisément retrouver la notion d’hospitalité.
Le Cantique est un poème. On y trouve quantité de métaphore, d’images pour décrire le corps, l’intimité, la sexualité. En particulier, on y trouve l’image de la maison, qui est présentée comme un lieu d’accueil et d’union.
Dans notre passage, l’élan de la jeune femme est tout entier un appel, une invitation à faire entrer son aimé dans la maison de sa mère. Aimer, au sens d’un couple établi, c’est tout à la fois entrer dans la famille de l’autre, habiter ensemble pour former une nouvelle maisonnée et entrer dans l’intimité réciproque de chacun des partenaires.
Cette dimension de réciprocité est fondamentale dans un couple : elle est d’ailleurs très présente dans le Cantique qui se construit sous forme de dialogue, avec des passages consacrés à la jeune femme, d’autres au jeune homme. L’image de la maison renvoie à l’idée d’une construction durable. Être en couple, c’est habiter ensemble le présent pour se construire un avenir commun, dans un esprit d’hospitalité mutuelle.
Dans l’intimité, on dépasse les barrières que l’on place généralement entre les autres et nous, qu’il s’agisse de notre ressenti intérieur, des masques que l’on porte parfois en société… ou, très concrètement, de nos vêtements, en cas d’intimité sexuelle. Il est donc nécessaire de se ménager cet espace protégé, ce lieu sacré où la vulnérabilité est possible, où l’on peut se tenir entièrement devant l’autre, avec l’autre, en étant pleinement soi.
Cette intimité, dans le Cantique, n’est pas seulement physique et émotionnelle : elle est aussi spirituelle. Car le désir de l’aimée pour son aimé embrasse le mouvement de la vie et celui de l’amour de Dieu. Ce n’est pas pour rien si ce texte est devenu une image de la relation entre Dieu et l’Eglise, voire entre Dieu et l’âme humaine.
L’élan amoureux relève d’un désir de connexion, d’union, qui peut prendre une dimension mystique. Et inversement, le désir de Dieu, si l’on en croit le témoignage des mystiques, ressemble parfois au désir amoureux : intense, profond, jamais parfaitement accompli, il est à la fois fusion totale et altérité insaisissable. Il est à la fois un appel du corps, de l’esprit et de l’âme, comme l’est la quête de l’aimée pour son amant dans le poème.
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Et ce qui est commun entre l’amour divin, l’état amoureux et la relation de couple est aussi vrai pour les relations amicales. Car l’amitié aussi relève de l’hospitalité. Qu’est-ce que l’amitié, sinon faire une place à l’autre dans sa vie, l’accueillir dans ce qu’il ou elle est, lui ménager une plage horaire dans son agenda, lui ouvrir sa porte et des pans de son monde intérieur dans les échanges, la complicité ou les activités partagées ?
La relation est ici tout entière nourrie par la capacité à s’accueillir – pour un temps et plus ou moins profondément selon les amitiés. Être amis, c’est parfois d’ailleurs échouer à s’accueillir, refuser d’entrer sur un terrain où l’on sait qu’on ne pourra pas se rejoindre et donc choisir de ne pas poursuivre la conversation. Ici aussi, il y a une nécessaire réciprocité, pour que la relation perdure dans le temps, se déploie et s’approfondisse.
Pour Aristote, les amis permettent d’avancer ensemble vers la vertu. Pour le Christ, ils étaient une raison de donner sa vie. Sans ce cercle de compagnons de route, je me dis parfois qu’il n’aurait pas eu le courage de le faire. Son appel pour que ses amis prient avec lui au jardin des oliviers, avant sa mort, me parait fondamental pour s’en rendre compte : à ce moment, Jésus avait peur, et souhaitait que ses amis soient là pour lui. L’amitié est, bien plus souvent qu’on le pense, une relation qui nous permet d’habiter le monde et de surmonter le chaos. Jésus, en tout cas, a vécu sans épouse, sans enfant, mais pas sans amis.
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Que dire finalement de l’amour du prochain ? Ici, il n’est plus question de réciprocité, mais d’une hospitalité radicale. Il s’agit de la capacité à accueillir l’autre, pas seulement parce qu’on l’apprécie, mais parce que Dieu nous aime. C’est dans cette prise de conscience pleine et entière de l’accueil, de l’hospitalité infinie que Dieu a pour nous que l’amour du prochain prend son sens et que l’amour de l’ennemi devient possible – sans être probable, ni aisé. Quelque part, cet amour-là est toujours un miracle.
Mais quelque chose ne varie jamais : aimer, profondément, c’est toujours accueillir. Accueillir l’autre dans sa différence, dans sa vulnérabilité, dans son absurdité, dans sa folie et sa violence aussi, parfois. Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’on tolère les injustices, mais bien qu’il s’agit d’un accueil qui s’étend au-delà d’une question morale, émotionnelle ou même rationnelle.
Savoir accueillir l’autre, c’est savoir se rendre proche, s’ouvrir, créer en soi un espace d’hospitalité pour l’autre. Pour cela, il nous faut créer en nous les conditions favorables, comme si nous étions nous-même une maison, un espace d’accueil. Et c’est comme pour toutes les maisons : elles sont à construire, à rénover, à entretenir au quotidien. Cela demande des efforts, voire une certaine discipline. Et dans beaucoup de cas, cela ne se fait pas seul, mais avec de l’aide, en communauté.
Alors je me demande : est-ce qu’on prend soin de nos maisons intérieures ? De même, est-ce que nos Eglises, nos lieux de vie et d’engagement sont des lieux accueillants, où on se sent reçu comme à la maison ?
Il en va de notre témoignage de chrétiennes et de chrétiens. « Aimer Dieu et aimer son prochain comme soi-même ». Pour Jésus, l’essentiel est là. Mais comment faire ?
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Une partie de la tradition chrétienne a prétendu qu’il faut s’oublier pour aimer vraiment. Mais « Aimer son prochain comme soi-même » c’est avant tout savoir s’accueillir. Cela implique de cultiver une juste distance et de se respecter. Souvent, lorsque j’ai du mal à apprécier quelqu’un, par exemple parce que cette personne m’irrite, c’est que je n’arrive pas à écouter ma voix intérieure qui crie ce dont j’aurais besoin.
Accueillir, c’est aussi être curieux, et chercher à connaître, à comprendre. Plus j’avance, plus je me dis qu’il n’y a pas beaucoup de compétences aussi utiles que de savoir poser des questions. Pourquoi est-ce que telle chose est importante pour toi ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Comment tu te sens ? Poser des questions, c’est s’intéresser, c’est donner une place, c’est écouter pour apprendre à accueillir.
Et il en va exactement de la même manière pour ce qui est de notre relation à Dieu. Aimer Dieu, c’est de se laisser habiter par Lui et par son amour immense. Pour cela, il faut lui laisser une place en nous, dans nos vies, dans nos agendas. Et l’amour de Dieu nourrit la vie de foi autant que nos relations. En lui, on peut apprendre à vraiment écouter, vraiment accueillir, vraiment aimer, parce qu’il nous écoute, il nous aime, il nous accueille.
Alors je nous invite, pour toute relation, dans la capacité d’action que nous avons, même si elle est petite, à nous demander : comment est-ce que je peux contribuer à créer les conditions pour que la relation soit hospitalière ? Comment puis-je agir, de sorte qu’elle suscite de l’amour, de l’amitié, un désir de connexion plus profond ?
Nous ne sommes pas aussi impuissants qu’on le laisse trop souvent croire. Nous pouvons choisir d’oser nous ouvrir à l’autre. Peut-être que nous pensons que cela n’en vaut pas la peine, parce que les conditions ne sont pas réunies, parce que notre coupe est pleine, parce qu’on a déjà trop souffert. Mais je crois que Dieu nous invite à oser. Parce que Lui ose. Il a le désir de nous offrir son hospitalité. Il nous tend la main. Tendons la nôtre. Amen.

