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Vivre en solo et approfondir nos liens

Confusion
Notre époque nous noie sous les liens virtuels et les notifications incessantes. Et si paradoxalement, il était souhaitable d’habiter une certaine forme de solitude.

Il y a bien des nuances entre vivre seul·e, être seul·e et se sentir seul·e, fait remarquer Lauren Bastide, essayiste féministe française, dans son dernier ouvrage (voir note). Elle s’appuie sur une distinction opérée par la sociologue Cécile Van de Velde et rappelle ainsi que l’on peut résider seul·e sans vivre une situation de solitude et connaître,au contraire, «d’intenses sociabilités». «Etre seul·e», sur les plans familial et social, se quantifie précisément «par la rareté des liens significatifs qu’un individu entretient avec d’autres au quotidien».

Enfin, «se sentir seul·e relève de la dimension subjective de la solitude et peut se manifester, y compris dans un contexte de liens familiaux ou professionnels». D’ailleurs, souligne Lauren Bastide, parmi les personnes qui disent «se sentir seules», près des trois quarts ne vivent pas seules ! Elle consacre un chapitre entier à la solitude profonde et particulière que vivent, selon elles, certaines femmes au foyer. Ce sont, d’après l’autrice, «peut-être les êtres humains les plus seuls de la société», car en prise avec le statut d’«épouse et de mère à plein temps» qui transforme la maison «en prison» et le quotidien en un «métronome à la cadence infernale». Une forme de simplification qui peut conduire à des malentendus et sera sans doute loin de faire l’unanimité, car la fonction peut être investie de mille manières.

«Enfinsolitude»
L’autrice veut, par là, attirer l’attention sur une forme d’isolement subi. Car tout l’ouvrage plaide pour une autre forme de solitude, plus intérieure et choisie, ce que Lauren Bastide nomme l’«enfinsolitude» parce qu’elle y est elle-même arrivée après un long cheminement, impliquant notamment beaucoup d’écoute et de travail avec des professionnels de la psychologie, des études dans le domaine et une solide dose de remise en question.«Cette histoire de solitude est au coeur de toute la réflexion moderne en psychologie. 

Partout, tout le temps, l’enjeu est la capacité des individus à être seuls. Ou plutôt, pour être précis, à se trouver seuls sans personne autour, au sens de alone(en anglais) – sans ressentir la détresse psychique liée à la solitude, le sentiment de loneliness. L’enjeu de toute trajectoire psychique individuelle, le but ultime […]est donc celui-ci: la capacité d’être seul.»(p. 191) L’autrice développe ensuite les conditions permettant ce type spécifique de solitude pour les femmes, pour lesquelles celle-ci n’a rien d’évident et résulte d’une «lente conquête politique étalée sur plusieurs siècles».

Hyperconnectivité
Mais cette capacité d’être seul·e, sans connaître d’angoisse psychique ou d’insécurité, est aujourd’hui remise en question par nos modes de vie et notre addiction à la discussion permanente sur les réseaux sociaux, aux échanges de memes et de gifs à longueur de temps? C’est un des problèmes que pointe Renaud Hétier, professeur en sciences de l’éducation, dans un récent essai, Saturation(voir note), qui voit dans cette hyperconnectivité une profonde aliénation.

Tout l’enjeu consiste, selon lui, à accepter le vide dans notre existence et à faire avec ses limites intrinsèques. La vie «ne peut pas être toute de jouissance, entièrement positive, délivrée du mal, de la douleur, de la culpabilité, de l’angoisse». Habiter ce vide, le saisir comme une occasion de penser, rêver, se déployer, c’est aussi offrir une place à l’autre, «qui n’est pas un objet, et surtout pas un objet dont on pourrait se remplir en le consommant[…]. Il est impossible de remplir son vide avec l’autre puisque l’autre est lui aussi vide», explique l’auteur, en s’appuyant sur la philosophie d’Emmanuel Levinas(1905-1995). Par contre, «le vide de l’un peut laisser place au vide de l’autre dans un approfondissement et non dans un comblement». Un espace à ménager ensoi pour tisser des liens fructueux.

 

Repères
Enfin seule, Lauren Bastide, AllaryEditions, 2025
Saturation, Renaud Hétier, PUF, 2025.