Université de Lausanne: comprendre l'islam au-delà des clichés, le défi de la sociologue Mounia Bennani-Chraïbi
Depuis les attentats du 11 septembre 22001, la peur de l’islam est exacerbée. Les affaires concernant le voile, les minarets, les caricatures, le fanatisme fondamentaliste, nourrissent la polémique. Le choc des civilisations est érigé en grille de lecture privilégiée pour interpréter des phénomènes aussi variés que le terrorisme islamiste, les relations entre l’Occident et le monde musulman, ou encore le statut de la femme musulmane. Les jugements de valeur l’emportent largement sur l’analyse distanciée, estime Mounia Bennani-Chraïbi. En recourant aux outils des sciences sociales et politiques, elle souhaite clarifier une série de notions sur la religion islamique en les replaçant dans leur contexte de production et en mettant l’accent sur l’historicité des sociétés à majorité musulmane et sur les dynamiques sociales et politiques qui les traversent.
Vous dites que l’islam n’est pas la seule clé de lecture possible pour tout ce qui se passe aujourd’hui dans les pays musulmans.Pour comprendre les sociétés musulmanes d’aujourd’hui, on ne peut pas se référer exclusivement au Coran et aux autres sources sacrées. En tant que chercheuse, je fais partie de ceux qui essaient de banaliser l’étude de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Autrement dit, comme pour les pays du Nord, le religieux n’explique pas tout.Les outils des sciences sociales et politiques peuvent nous aider à comprendre comment les acteurs sociaux s’emparent du langage de l’islam. J’appréhende l’islam comme une sorte de langage que s’approprient les gens en fonction de leur profil socio-culturel, du moment et du lieu où ils vivent, pour exprimer des revendications. Tout d’abord, rappelons le contexte. Les sociétés musulmanes vivent une grande mutation : transition démographique accélérée, urbanisation très rapide, remise en cause des hiérarchies entre les sexes et entre les générations. De tels phénomènes favorisent la production de « traditions inventées » (tel que l’ « Etat islamique ») qui contribuent à faire passer la pilule du changement. Ensuite, grâce aux progrès de l’éducation de masse, de plus en plus de personnes dans ces sociétés ont un accès direct aux textes sacrés. Le religieux s’est d’autant plus démocratisé que dans l’islam sunnite personne n’a le monopole du sacré. Il n’y a ni hiérarchie, ni intermédiaire entre Dieu et les croyants. On assiste alors à une lutte exacerbée pour l’interprétation et pour le monopole du sacré entre différents acteurs : les Etats, les savants religieux officiels, des prédicateurs auto-proclamés, des intellectuels. A la suite des indépendances, face à la toute puissance de l’Etat modernisateur et autoritaire, des groupes ont opposé au sacré de l’Etat, un sacré supérieur, celui de l’islam. A partir de là, affirmer que les idéologies islamistes sont loin d’être homogènes n’a plus rien de surprenant. Elles recouvrent des revendications et des conflits politiques, sociaux, économiques, culturels très variés: aspiration à un ordre moral, rejet de l’autoritarisme et de l’impérialisme, luttes nationalistes, conflits interethniques, etc.
La violence est-elle intrinsèque à la religion islamique ?Dans le Coran, il y a des passages sur la miséricorde de Dieu, auxquels succèdent des textes très violents. Cette alternance d’énoncés n’est pas propre à l’islam, on la retrouve aussi dans la Bible. Ce qu’il faut voir, c’est ce que les acteurs font de ces textes, comment ils se les approprient. A un premier niveau, il y a ceux qui interprètent les textes sacrés littéralement, qui les prennent au pied de la lettre, alors que d’autres musulmans, plus nombreux qu’on veut bien le dire, s’appuient sur la notion d’ijtihâd (l’effort d’interprétation dans la voie de Dieu) pour inciter à une plus grande adaptation à l’époque à laquelle ils vivent. A un deuxième niveau, il importe de rappeler que le recours à la violence au nom de l’islam est loin d’être systématique. C’est une stratégie parmi d’autres qu’il convient d’interpréter à l’aune des mêmes outils sociologiques forgés pour l’étude de la violence de groupes d’extrême-gauche des années 1970, des groupes indépendantistes ici et là, etc. Et surtout, il faut savoir qu’il existe des mouvements à référent islamique qui prônent une sorte de social-démocratie et qui rejettent le recours à la violence.
Vous dites que la lutte contre le terrorisme à l’échelle internationale a freiné le processus démocratique dans les pays musulmans.Sous couvert de lutte antiterroriste, on assiste à une consolidation autoritaire dans les pays musulmans. Plus que jamais, les régimes de cette région ont les mains libres pour réprimer, pour torturer , du moment qu’ils contribuent à assurer la sécurité du « monde démocratique ». Les lois contre le terrorisme permettent tous les amalgames. Et dans un tel contexte, les espérances de démocratisation de la fin des années 1980 sont loin derrière nous.
L'islam en question, une approche sociologique, cycle de conférences ouvert à toute personne intéressée,Du 3 avril au 22 mai 2008, les jeudis soir de 18h15 à 20h15, Université de Lausanne à Dorigny.