Pourquoi les Eglises protestantes de Suisse n'ont jamais voulu sanctionner le régime de l'apartheid
23 octobre 2007
Dans un livre qui ouvre pour la première fois les archives de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse (FEPS) , l'historien Lukas Zürcher explique les raisons du manque d'audace et des compromissions de la FEPS avec le pouvoir en place en Afrique du Sud, au temps de l'apartheid
Interview. Le président du Conseil de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse (FEPS) a reconnu en 2001 que l'Eglise était trop peu intervenue en faveur des victimes de l'apartheid. Vous affirmez même que la timidité de la FEPS, à cet égard, est unique en Europe occidentale, pourquoi ?Lukas Zücher : En 1982, l'Assemblée générale de l'Alliance réformée mondiale déclare que l'apartheid est un péché et prive les deux Eglises sud-africaines soutenant ce système de leur qualité de membre. La plupart des Eglises protestantes dans le monde ont suivi sur ce point l'Alliance réformée mondiale. Toutefois, si la FEPS reconnaît alors que le système de l'apartheid « n'est pas compatible avec l'Evangile de Jésus-Christ » et rompt officiellement ses relations avec l'Eglise hollandaise sud-africaine, des contacts semi-officieux sont maintenus parce que certains interlocuteurs suisses entretenaient des relations d'amitié avec cette Eglise. Il était difficile pour la FEPS de reconnaître en 1982 qu'elle s'était trompée, en dépit des pressions de l'Entraide protestante (EPER) et des oeuvres de mission qui souhaitaient qu'elle le fasse. En 1989 encore, le Conseil de la FEPS préconisait la poursuite des négociations et considérait qu'un boycott des banques serait inopportun. Vis-à-vis des Eglises noires, la FEPS entendait adopter une « solidarité critique » qui consistait à entendre leurs demandes, mais pas forcément à les faire suivre d'effets. Cet aveuglement n'a pris fin que dans les années 1990, avec l'arrivée du pasteur Thomas Wipf à la tête de la FEPS. L'opinion publique s'est émue du scandale des investissements suisses dans l'Afrique du Sud de l'apartheid. Cette prise de conscience explique les regrets exprimés en 2001.Selon vous, la FEPS n'a pas seulement manqué de courage. Sa politique était manifestement dictée par le désir de prouver aux dirigeants économiques suisses les bonnes dispositions de l'Eglise à leur égard.La politique de la FEPS s'est construite en réaction au programme de lutte contre le racisme lancé par le Conseil oecuménique des Eglises (COE) en 1969, époque où cet organisme regroupait plus de 250 Eglises protestantes et orthodoxes dans le monde. Le COE a appelé ses membres au retrait des investissements en Afrique du Sud et établi une liste de plus de 900 entreprises mises à l'index, où figuraient bon nombre de sociétés helvétiques. Au début des années 1970, la FEPS a clairement pris parti pour la défense des intérêts économiques suisses, condamnant le retrait des investissements comme un moyen violent et inacceptable de combattre le régime d'apartheid. Elle combattit aussi l'idée d'un fonds spécial du COE destiné à soutenir les victimes de discriminations raciales, refusant d'y contribuer en invoquant l'absence de contrôle sur la destination des fonds.Certaines Eglises cantonales ont osé au contraire protester contre l'apartheid.On ne peut en effet mettre tous les protestants dans le même sac. Les Eglises cantonales de Neuchâtel et Genève ou l'EPER approuvèrent le programme contre le racisme dans son intégralité et le soutinrent financièrement. Mais les romands étaient minoritaires. Un autre bloc, constitué des Eglises de Bâle et Zurich, s'y est opposé. L'Eglise zurichoise, surtout, s'est identifiée à la position des milieux économiques suisses, organisant des voyages en Afrique du Sud et allant même jusqu'à cofinancer des projets dans des bantoustans où les Noirs étaient placés. A l'époque où une votation cantonale prévoyait la séparation de l'Eglise et de l'Etat, modification qui aurait entraîné un risque financier important pour l'Eglise zurichoise, elle ne pouvait se mettre à dos les milieux économiques.La FEPS a cru pouvoir changer la société en Afrique du Sud en instaurant un dialogue entre l'Eglise hollandaise et les Eglises noires. Comment cette vision naïve a-t-elle pu perdurer ?Le responsable de cet aveuglement fut assurément le pasteur Peter Vogelsanger du Fraumünster de Zurich, qui avait entrepris un voyage en Afrique du Sud juste avant les émeutes de 1976 à Soweto et avait relativisé la gravité de la situation. La Suisse était selon lui prédestinée à jouer les médiatrices entre Eglises d'Afrique du Sud, réalité qu'il percevait de manière fortement idéalisée. La FEPS suivit ce discours qui lui permettait de camper sur une situation neutre, diplomatique, une stratégie confortable qui l'autorisait à ne pas prendre parti. A mes yeux, la conférence de Pretoria en 1979 n'a pas été un échec, car toutes les Eglises se sont réunies pour entamer une discussion. Ce que l'on ne comprend pas, c'est pourquoi la FEPS a persisté durant des années dans cette voie après avoir vu qu'elle ne menait nulle part.