Jean-Claude Guillebaud à Crêt-Bérard les 3 et 4 décembre prochains:Des raisons d’espérer dans un monde de barbarie

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Jean-Claude Guillebaud à Crêt-Bérard les 3 et 4 décembre prochains:Des raisons d’espérer dans un monde de barbarie

11 novembre 2004
Journaliste, auteur de « Le goût de l’avenir » et « Le Principe d’humanité », Jean-Claude Guillebaud ouvrira le débat à Crêt-Bérard les 3 et 4 décembre prochains sur les raisons d'espérer dans un monde dominé par la mondialisation de l'économie et crispé par la peur
Entretien avec un homme qui rappelle que nous ne sommes pas esclaves du destin mais coresponsables de notre histoire. Jean-Claude Guillebaud, comment en êtes-vous arrivé à prendre pour sujet constant de vos livres, le monde dans lequel nous vivons?

Ma vie professionnelle a commencé au Biafra en 1968. Et durant plus de dix ans, j'ai été confronté quasi quotidiennement à l'empire du mal. Comme journaliste, j'ai vu de braves pères de famille devenir du jour au lendemain des assassins, voire des tortionnaires. J'ai des souvenirs du Liban que je ne peux même pas raconter aujourd'hui encore. Face à cette énigme du mal, soit on s'y fait et on devient cynique, soit on cherche à comprendre. Et puis j'ai acquis rapidement une conviction qui est devenue aujourd'hui un lieu commun mais qui ne l'était pas il y a vingt ans: la planète vit des mutations qui entraînent une rupture bien plus radicale qu'on ne l'imagine. Aujourd'hui, les concepts qui définissent l'identité humaine sont remis en question. La perception du temps et de l'espace est modifiée par la révolution informatique, les systèmes de parenté érodés par la révolution génétique, la démocratie ébranlée par la mondialisation de l'économie. Le monde vit un immense basculement et face à cela, la pensée est impuissante. J'ai eu envie de me mettre au travail et de penser, avec d'autres, ce monde nouveau.

Vos essais appellent souvent à une relecture de la tradition judéo-chrétienne. Qu'y trouvez-vous de si utile pour penser la modernité?

Quand on veut nous faire croire que "nous n'avons pas le choix", par exemple, que tout est déterminé par les grandes lois de l'économie ou de la nature, l'idée que nous ne sommes pas esclaves du destin mais bien coresponsables de notre histoire est stimulante. Dans la tradition juive et chrétienne, l'être humain est le sujet de son histoire, il n'en est pas l'objet. Une autre idée vient trancher utilement avec le catéchisme économique contemporain: la vérité n'est jamais figée. Elle est au contraire toujours négociable, toujours questionnable, la vérité est "devant". Enfin, la manière dont les Juifs et dans une moindre mesure les protestants, ont su porter leur tradition dans un contexte de minorité et d'oppression, a quelque chose à nous apprendre, si l'on veut résister à l'esprit du temps. J'ajouterais encore l'idée de la loi. Dans la tradition juive et chrétienne, devenir un homme, c'est désobéir à l'animal. Autrement dit, intégrer l'idée de la limite: nous ne sommes pas tout puissants. Nous ne perdrions rien à méditer ces vieilles intuitions…

On reproche pourtant beaucoup aux religions de se refermer sur elles-mêmes, de céder aux fondamentalismes, d'alimenter les haines recuites.

C'est une fausse querelle. Je vous ferais observer que ce sont les totalitarismes laïques profondément anti-religieux qui ont ensanglanté le 20e siècle. Mais le problème n'est pas là. Face aux barbaries qui s'annoncent, nous sommes dans le même camp. Il n'y a pas de tâches plus urgentes que de s'unir.

Dans ce combat contre la barbarie, quelles sont les lignes de front?

C'est la grande question. Aujourd'hui, il me semble qu'on perd beaucoup de temps à mener de faux combats. Quand on lutte par exemple contre le "retour de l'ordre moral", il me semble que ce n'est pas là ce qui nous menace le plus aujourd'hui. Le vrai danger est plutôt dans le retour de l'ordre pénal qui révèle une dangereuse absence de normes régulatrices. Il faudrait se battre contre l'idée folle qui consiste à édicter des lois pour pallier le déficit de représentations collectives. Il est faux d'augmenter l'arsenal répressif pour lutter contre l'absence de repères. Autre exemple, on se bat aujourd'hui contre l'inégalité identitaire, pour la reconnaissance des droits des minorités. Parfait, mais on laisse tomber la question de l'inégalité économique, autrement plus cruciale. Les combats du moment, pour généreux qu'ils soient, font l'impasse sur la pauvreté, l'injustice, l'accroissement sans précédent des inégalités économiques. Le champ social est déserté alors même qu'il devrait requérir toutes nos énergies. Seuls les réseaux associatifs, où les chrétiens sont d'ailleurs présents en force, sont présents sur ce terrain là.

Si les réseaux associatifs fonctionnent encore, l'Eglise d'Europe traverse une crise grave. Comment l'analysez-vous?

L'Eglise paie aujourd'hui la facture d'une très ancienne compromission avec le pouvoir temporel et l'ordre social établi. Elle paie son ralliement au 19e siècle à un moralisme bourgeois qui n'était pas chrétien. Son refus crispé de la modernité n'a fait qu'augmenter son discrédit. J'ajoute un point important: l'étrange échec de sa catéchèse. L'enseignement religieux a produit à tour de bras des gens qui sont devenus farouchement anti-chrétiens. A force de transformer l'Evangile en injonctions dogmatiques, elle a nui au message qu'elle était chargée de transmettre. En même temps, il faut relativiser cette crise si on la replace sur l'échelle du temps. Enfin, il ne faut pas oublier le paradoxe suivant: dans l'histoire du christianisme, le message évangélique dans sa réinterprétation permanente, a toujours été transmis par des dissidents, des gens aux marges de l'Eglise. Or les dissidents aujourd'hui ne manquent pas et leur parole est forte.

Que dire aujourd'hui devant les crispations identitaires, les peurs qui gagnent nos sociétés?

La peur est logique, normale. Le vieux monde s'est écroulé, tout est allé très vite, on vit dans l'impensé et rien n'est plus favorable à la peur. La question est donc la suivante: comment contenir cette peur sans pour autant bercer les gens de fausses promesses. Dans cette perspective, nous n'avons pas de tâches plus urgentes, après avoir désigné les périls, que de désigner l'espérance. L'espérance a beau être une disposition subjective, un pari pascalien, il n'en demeure pas moins qu'elle n'est pas une sottise incongrue. Si on regarde un instant notre histoire, on prend très vite conscience que ce n'est pas la première fois dans l'histoire que le vieux monde s'effondre. Songez à la Renaissance ou à la chute de l'Empire romain, par exemple. On constate très vite que chaque génération a eu peur. J'avais vingt ans en 1954, on vivait dans une situation apocalyptique que l'on résumait par un slogan: l'équilibre de la terreur. Avoir vingt ans en 1942, c'était bien pire encore. Il y a pour chaque génération humaine toujours plus de raisons de désespérer que d'espérer, mais l'histoire nous apprend que ce sont toujours ceux qui espèrent qui finissent par gagner.

Quelles sont donc aujourd'hui les raisons d'espérer?

L'espérance, j'insiste, est toujours déraisonnable. C'est un acte volontaire qui renvoie chacun à soi-même. Ce qui est certain, c'est qu'on ne peut pas arrêter la marche du monde et qu'il ne sert donc à rien de se lamenter sur ce qui n'est plus. Le défi, c'est de vivre dans ce monde sans adhésion idiote au changement, et sans crispation nostalgique dans le conservatisme.

Et les raisons de désespérer?

Celles-ci ne manquent malheureusement pas. Mesurer le moral d'un peuple à son aptitude à la consommation, penser que les problèmes du bonheur et de l'espérance se résoudront dans la croissance économique, croire que les OGM sont la réponse au problème de la faim dans le monde… la liste des superstitions contemporaines est longue. Mais demain, n'en doutez pas, nos petits enfants mettront bas nos idoles, comme nous avons rejeté les égarements nazis ou marxistes-léninistes de la génération qui nous a précédés. Ils se demanderont avec incrédulité comment nous avons pu croire à de telles âneries. Mais le phénomène de l'aveuglement mimétique n'est pas nouveau. A cet égard, on peut méditer cette ultime parole du Christ en croix: "Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font".

Propos recueillis par Emmanuel Rolland