Avec le sociologue valaisan Bernard Crettaz, la mort n'est plus tabou

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Avec le sociologue valaisan Bernard Crettaz, la mort n'est plus tabou

22 janvier 2004
Bernard Crettaz a su la remettre la mort dans la vie avec beaucoup d'humanité, invitant chacun à ritualiser les moments forts de l’existence pour mieux vivre les pertes et rendre des recommencements possibles
On se presse à ses cours et ses conférences. Il fait école : En mars prochain, des « mortels cafés » seront lancés à Neuchâtel. Parler de la mort fait un bien fou.En ouvrant son extraordinaire « laboratoire mortuaire », Bernard Crettaz et la Société de thanatologie de Suisse romande - qu’il a créée en 1982 avec des théologiens, des infirmières, des employés de pompes funèbres et des sociologues - ont permis de ritualiser la vie et de réfléchir à de nouvelles formes de résistances et de gestes inédits pour aider chacun à vivre les deuils qui jalonnent la vie. Récemment une journée sur le thème « La fin, l’adieu et le recommencement », qui a réuni de nombreux participants au Forum Meyrin à Genève, qui ne sont pas près d’oublier les témoignages et les temps forts de la rencontre animée par le sociologue valaisan. Chacun dans l’assistance a pu mieux réaliser à quel point il est fondamental de ritualiser ce qui lui arrive au cours de la vie et saisir l’importance de mettre des mots sur les passages-clés de la vie.

« Parler de la mort ne la rend pas plus acceptable », reconnaît Bernard Crettaz, mais réfléchir à sa propre fin – « aujourd’hui au berceau, demain au tombeau » dit le dicton populaire - permet parfois de mieux éclairer sa vie ». Il rappelle les mots d’Albert Camus : « On n’a qu’un temps et il faut l’aimer car c’est le seul qui nous soit donné de vivre ». Lorsque je serai porté en terreLa mort est sortie de la marge dans laquelle on l’avait écartée, du temps où la médecine promettait l’immortalité. Les langues se délient. On dit ses angoisses, ses souffrances, sa révolte et ses peurs. On lâche des secrets trop longtemps gardés. Un exemple : A Neuchâtel, Elisabeth Reichen-Amsler, diacre de l’Eglise réformée, a senti la nécessité de présenter une exposition itinérante intitulée : « Lorsque je serai porté en terre» pour provoquer une réflexion. Dans la foulée, elle a organisé des « Mortels cafés ». Démarrage en mars prochain.

Lors de la journée qui s’est déroulée à Meyrin, des intervenants ont osé une parole personnelle sur la mort, parfois bouleversante, qui résonna au plus profond de chacun. En écoutant Jacques*, un Rwandais qui a perdu femme et enfants dans le génocide de 1994, raconter comment il a remué ciel et terre pour faire ouvrir la fosse commune où les siens avaient été jetés et leur donner la sépulture décente à laquelle ils avaient droit, chacun a saisi la portée symbolique et libératrice de certains gestes. S’ils n’effacent pas le drame et la perte, ils contribuent à apaiser les survivants. A travers Jean qui s’est démené pour enterrer les siens, c’est le mythe millénaire d’Antigone qui est perpétué. Parler de la mort pour mieux vivre « Il faut oser une parole dans les moments importants de la vie », témoigne à son tour un professeur d’Université qui vient de prendre sa retraite et vit la fin de sa carrière professionnelle comme un deuil. « Vivre quelque chose qui se termine et pouvoir en parler, faire le récit du rite qui accompagne une fin est fondamental, commente Bernard Crettaz, cela permet de clore quelque chose et d’aller vers un recommencement ». Vivre, c’est apprendre à perdre, témoigne une participante qui a surmonté des ruptures difficiles mais en est sortie avec une sérénité nouvelle.

Bernard Crettaz fait ensuite appel à un autre témoignage, celui de Fabrice*, qui ne s’est pas vraiment remis de la façon brutale avec laquelle il a été licencié après trente ans à la tête de la même entreprise, rachetée par une société américaine. Mis à pied sans remerciement, sans adieux, il est encore plein de colère et de ressentiment. Aucune reconnaissance ne lui a été témoignée pour tout le travail qu’il a accompli. C’est comme si on avait nié une grande partie de sa vie.

Une jeune femme vient alors évoquer la mort de son ami, un étudiant de 22 ans, fauché sur le bord d’une route. Elle dit comment une poignée de camarades et d’amis ont spontanément veillé le corps et entouré les parents de l’étudiant. Une veillée qui aide à entrer dans un processus de deuil. Bernard Cretta y a ajouté un autre geste à la portée symbolique forte : il a lu et donné aux parents le texte que l’étudiant décédé avait écrit sur le sujet donné par le sociologue, professeur à l’Université de Genève : « Pensez-vous qu’il soit utile de mener une réflexion sur la mort une fois dans sa vie ? ». Le texte témoigne d’une maturité remarquable.

A son tour, Dominique Roulin, pasteure en charge du Ministère sida qu’elle a créé pour l’Eglise protestante de Genève, témoigne. Elle se sent désemparée et se demande comment passer le témoin sans perdre la mémoire de tout ce qui a été fait, de toutes les personnes avec qui elle a travaillé, qui ont formé une communauté solidaire dont l’identité était forte, et qui sont morts. « Comment mettre fin éviter l’amnésie et honorer ma dette de vie envers tous ceux qui ont milité pour la cause des malades du sida, et dont j’ai souvent dû célébrer les funérailles ? Comment se souvenir collectivement de tous ces gens ? Comment faire pour qu’on ne se désintéresse pas d’eux et de toutes les victimes du virus ? ».

Bernard Crettaz rappelle qu’il faut toujours faire mémoire du passé, qu’on ne peut en faire l’économie, même dans notre société « kleenex » du tout à jeter. Il est important de connaître ses racines et reconnaître ce que l’on doit à ceux qui nous ont précédés pour pouvoir à son tour construire.

Civilisation de l’éphémère

« Actuellement, nous sommes entrés dans une civilisation de l’éphémère, constate le chercheur valaisan, où s’enchaînent plusieurs fins successives. A croire qu’on peut vivre plusieurs vies en une seule ! « Nous ne sommes pas égaux devant les épreuves qu’on nous impose et les plus pauvres sont vite précarisés et broyés ».

Bernard Crettaz rappelle dans ces quarante dernières années, on a passé d’une société traditionnelle, basée sur la répétition et le retour immuable des choses, à une société moderne de consommation triomphante qui a occulté la mort. Actuellement, on est en train d’inaugurer une civilisation de l’éphémère.

« Les sociétés d’autrefois faisaient face aux pertes et aux deuils par un système complexe d’épreuves et de rites et avaient une conscience aiguë de leur fragilité. La civilisation qui émergea après la seconde Guerre mondiale ne voulait plus entendre parler de la mort. Les hommes voulaient conquérir le monde, apprivoiser le bonheur, ils prônèrent la réussite sociale ancrée dans la continuité et la fidélité. Cette société-là a vécu. Aujourd’hui, l’instabilité est la règle. Comment, dans ces conditions, rester fidèle à soi, comment ne pas perdre son identité quand on doit sans cesse s’adapter à des vies différentes ? Comment passer des fins qu’on nous impose et qu’on subit à celles que l’on choisit ? » Bernard Crettaz se méfie du mot « résilience » très en vogue à l’heure actuelle et censé définir la capacité de chacun à surmonter toutes les cassures: « Il valorise les coups qu’on a reçus, les pertes qu’on a subies et les ressources intérieures qui nous permettent de rebondir. Mais tout le monde de rebondit pas! »

*Prénom fictif